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Art en général - Epoque contemporaine - Belgique - Histoire de l'art Denis Laoureux Marcel Broodthaers et la problématique du voyage
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Reporticle : 75 Version : 1 Rédaction : 24/09/2013 Publication : 22/10/2013

Grandville dans le monde de Broodthaers

En 1946, Marcel Broodthaers, alors âgé de vingt-deux ans, est invité à répondre à une enquête menée sur la question du « Savoir vivre » par la revue Le Miroir infidèle. Nouveau venu dans la seconde génération du surréalisme belge, il est alors l’auteur de plusieurs articles parus dans des revues littéraires et politiques tels que Le Ciel bleu ou encore Le Salut public. C’est dans ce cadre qu’il fait la connaissance d’un autre voyageur au long cours, Christian Dotremont (1). Une des quatre questions posées par l’enquête du Miroir infidèle est la suivante : « Quelles sont les choses que vous aimez le plus ? ». À cette question, le jeune Broodthaers répond ceci : « les grands voyages ».

Broodthaers pratique d’abord le voyage en tant que reporter. À la fin des années 1950, il travaille comme journaliste pour divers périodiques. Ceci l’amène à effectuer, en 1957, plusieurs périples en montgolfière pour les besoins d’un reportage où il devait consigner ses « impressions poétiques » sur l’expérience d’un voyage en ballon (2). Un an plus tard, il publie sur l’Atomium un papier auquel il donne un titre emprunté à Grandville (3). Sous sa plume, ce symbole de l’Expo 58 est présenté de façon onirique par le biais d’un intertexte renvoyant à deux grands voyages imaginaires : De la Terre à la Lune de Jules Verne et Un autre monde de Jean-Ignace Isidore Gérard, dit Grandville.

Dans son article Un autre monde, Broodthaers rend hommage à ce qu’il appelle la « fantasmagorie satirique » de Grandville. Ce dernier, on le sait a investi le genre du bestiaire dont il fit un mode de lecture ironique de la société. On ne peut s’empêcher de mettre cela en relation avec une autre « fantasmagorie satirique » : le Musée d’Art Moderne, Département des Aigles. Dans ce projet qui occupe Broodthaers de 1968 à 1972 en effet, le motif de l’aigle, symbole par excellence du pouvoir, est utilisé pour mettre en évidence le système autoritaire inhérent au fonctionnement même de l’institution muséale.

Fig. 1 – Marcel Broodthaers, « Un autre monde », in Le Patriote illustré, Bruxelles, 9 mars 1958, p. 389.
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Fig. 1 – Marcel Broodthaers, « Un autre monde », in Le Patriote illustré, Bruxelles, 9 mars 1958, p. 389.

Pour illustrer son propos, Broodthaers recourt à la photographie avec un sens du cadrage qui le situe dans le champ de la photographie subjective. La photographie publiée avec le texte montre la part d’étrangeté inhérente à ce que Broodthaers appelle « l’objet », c’est-à-dire l’Atomium (4). Le symbole de l’Expo 58 se voit ainsi inscrit dans le monde de la Science-Fiction auquel, observe Broodthaers, l’époque du romantisme, et donc Grandville, aurait contribué ((fig. 01). L’intérêt de Broodthaers pour Grandville n’allait pas s’arrêter à cette planche publiée dans Le Patriote illustré du 9 mars 1958. En effet, à la fin des années 1950, Broodthaers envisage de réaliser ce que Christian Dotremont et Serge Vandercam entreprennent et concrétisent en 1958 : un film issu de l’ouvrage de Grandville (5). Il fréquente alors la Bibliothèque royale de Belgique afin de se constituer une documentation en vue de ce projet qui restera, en fait, lettre morte, et prendra en 1966 la forme d’une séance de projection de diapositives intitulée Grandville & M.B. et qui aura lieu au Club Jazz de Gand. En 1963, Broodthaers recourt, à nouveau, au titre de l’ouvrage de Grandville pour décrire, cette fois, les expéditions du cinéaste belge Jean Harlez dans un véritable « autre monde » : le Groenland (6).

C’est sans doute la dimension satirique en jeu dans Un autre monde qui semble avoir le plus marqué Broodthaers. Le 8 octobre 1968, ce dernier donne au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles une conférence intitulée Autour de la contestation. L’événement est annoncé comme ceci : « Autour de la contestation... La Culture ? Subversive ? Conservatrice ? Correspond-elle à un faux problème ? Films et dias sur Brueghel, Goya, Grandville, Daumier et les événements récents. Exposé d’informations par Marcel Broodthaers ». Il n’est pas étonnant, au vu de ceci, que Broodthaers ait intégré des reproductions de dessins de Grandville aux cimaises de la « Section du XIXe siècle » du Musée d’Art Moderne, Département des Aigles qu’il ouvre en 1968 dans son appartement de la rue de la Pépinière et qui l’occupera jusque 1972. La « fantasmagorie satirique » que Broodthaers avait trouvée dans Un autre monde se voit ici réactivée à travers un projet artistique jouant avec ironie du faux pour déconstruire le fonctionnement du monde muséal (7).

Les célèbres « lettres ouvertes » de Broodthaers ont accompagné le projet du Musée d’Art Moderne, Département des Aigles. Il n’est donc pas surprenant de retrouver l’auteur d’Un autre monde dans ce corpus épistolaire diffusé au sein l’avant-garde artistique belge. Ainsi, en 1968, Grandville est repris avec Ingres, Magritte et Lamelas parmi les artistes que Broodthaers recommande dans sa lettre ouverte du 11 octobre 1968. Dans cette lettre, l’auteur, en véritable directeur d’un faux musée, interpelle le « Ministère officiel de la Culture » sur la question récurrente, et d’ailleurs toujours actuelle, du financement des activités culturelles apparentées à l’avant-garde artistique. Enfin, Grandville est cité une dernière fois, dans une lettre ouverte, celle du 29 novembre 1968, dans un post-scriptum sibyllin : « Mon ordre, ici, dans l’une des villes de Duchamp est peuplé de poires ; on en revient à Grandville ».

Grandville, on l’a compris, revient de façon récurrente dans l’imaginaire que Broodthaers a développé autour de la notion de voyage. Cette récurrence ne peut être fortuite. Aussi la présente contribution voudrait-elle s’attacher à analyser les contours et les prolongements esthétiques de cette problématique du voyage que Grandville a, en partie, contribué à cristalliser dans l’imaginaire de Broodthaers. Car une poétique du voyage s’est en effet progressivement mise en place dans le spectre des foyers thématiques qui ont occupé l’artiste belge.

Lettres de Londres (1958-1963)

Fig. 2 – Marcel Broodthaers, « Un poète en voyage… A LONDRES », in Les Beaux-Arts, Bruxelles, n° 942, 23 juin 1961, p. 11.
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Fig. 2 – Marcel Broodthaers, « Un poète en voyage… A LONDRES », in Les Beaux-Arts, Bruxelles, n° 942, 23 juin 1961, p. 11.

Nourri par les récits littéraires de voyages imaginaires, le goût de Broodthaers pour le « voyage en pays lointain », pour reprendre le titre d’un texte paru en 1960 au sujet des Pays-Bas (8), débouche sur une série de six articles publiés entre 1958 et 1963 : Un poète en voyage à Londres ((fig. 02). Dans cette série, Broodthaers lie le déplacement à l’étranger à l’exercice d’une activité poétique au sein d’une même démarche placée, on le verra, sous le signe de Baudelaire. Dans la rédaction des textes qui composent Un poète en voyage à Londres, Broodthaers entend bien se dégager d’une approche strictement journalistique pour livrer sur la capitale anglaise un regard de poète dont témoigne le titre même de la série d’articles. Ces derniers diffèrent du journal de bord tenu par Dotremont au fil de ses périples dans des espaces naturels peu altérés par la main de l’homme. Broodthaers, lui, multiplie les visions d’un poète errant au hasard des rues d’une grande capitale européenne. En fait, cette série d’articles paraît dans un périodique bien particulier : le journal du Palais de Beaux-Arts de Bruxelles. Il est difficile de savoir si Broodthaers a pris lui-même l’initiative de ses voyages, ou s’il fut envoyé à Londres par le Palais des Beaux-Arts avec pour mission de ramener des papiers sur l’actualité artistique de la capitale anglaise. Toujours est-il que Broodthaers ne veut manifestement pas se contenter de publier de simples comptes rendus. Pour « poétiser » ses récits de voyage, il semble qu’il se soit inspiré d’un modèle central dans son imaginaire, et qui reviendra de façon récurrente dans son œuvre : Baudelaire.

Le poète des Fleurs du mal est présent en filigrane dans les écrits voyageurs de Broodthaers. Celui-ci fait explicitement référence au Spleen de Paris dont il cite « Any where out of the world » et, on pouvait s’y attendre, « L’invitation au voyage » (9). Ces allusions répétées au célèbre volume de poèmes en prose peuvent être mises en lien avec la figure du flâneur chère à Baudelaire. Pour le dire sous la forme d’une question : les errances de Broodthaers dans la capitale anglaise relèvent-elles de la poétique de la flânerie développée par Baudelaire ?

On retrouve dans la série Un poète en voyage le principe appliqué par le flâneur de Baudelaire : l’errance urbaine du poète dans des rues bondées. Les six textes de Broodthaers laissent apparaître une ouverture absolue dans les rues de Londres. On sait que, pour Baudelaire, la poétique de la flânerie dans les méandres d’un tissu urbain ouvert a trouvé un équivalent visuel dans les croquis pris sur le vif par Constantin Guys, le fameux Peintre de la vie moderne. Il faut bien voir que cette esthétique de l’esquisse exécutée en plein air comme pendant visuel de la poétique de la flânerie s’exprimera, chez Broodthaers, avec la photographie. La pratique de la photographie répond, chez ce dernier, à la volonté de saisir l’instantané. En bon « observateur passionné », selon la formule de Baudelaire, Broodthaers multiple les clichés arrachés au hasard des rues (10). Cependant, à la différence du Peintre de la vie moderne dont l’errance ne mène nulle part puisqu’elle va partout, Broodthaers, lui, aboutit toujours dans des lieux d’exposition : le Musée Tussaud, la Grosvenor Gallery, mais aussi la cathédrale St Paul, la Tate Gallery, et bien sûr, l’Institute of Contemporary Arts qui est lié à l’émergence du Pop Art anglais.

En bon flâneur, Broodthaers ne manque pas de se mêler nonchalamment à la foule. « Se perdre dans un flot humain », comme l’écrivait Walter Benjamin à propos de la flânerie baudelairienne, justement, oui, mais lequel (11)  ? Notre « poète en voyage » hante le quartier des galeries. Il fréquente les vernissages bondés de l’Institute of Contemporary Arts ou de la Tate Gallery. Tous les témoignages recueillis aujourd’hui s’accordent pour dire que Broodthaers a largement pratiqué le vernissage d’exposition. Ce type d’événement est un lieu de sociabilisation que Broodthaers va progressivement investir jusqu’à donner à sa présence au vernissage une dimension que l’on pourrait presque qualifier de performative. À la différence du Peintre de la vie moderne, Broodthaers ne cultive donc pas l’anonymat du moi dans la foule. Au contraire, il prend conscience de la visibilité que le monde de l’art apporte, et qui diffère de la discrétion qui enveloppe les auteurs de poésie dans le champ littéraire : « je présume », écrit-il, « que les artistes-peintres échappent au sort des poètes. D’ailleurs, ils sont beaucoup plus dans le monde des affaires » (12). Le « sort » dont il est question ici, c’est bien celui de la difficulté à professionnaliser une activité littéraire, et donc, à faire de la poésie un travail financièrement rentable.

Cette phrase mérite d’être relevée, selon nous, car elle éclaire les motivations ayant poussé Broodthaers à se sortir du champ littéraire pour faire son entrée dans le monde de l’art. Le futur directeur du Musée d’Art moderne, Département des Aigles se révèle particulièrement lucide sur les liens entre l’art et l’argent, et notamment sur les compromissions pouvant être impliquées par la réussite d’une carrière artistique. On se contentera ici de signaler que le processus de réification, c’est-à-dire de transformation d’un objet en pièce artistique pouvant être écoulée sur le marché de l’art, va apparaître à Broodthaers comme un mécanisme à démonter, par le biais de l’art justement. Tel sera le projet du Musée d’Art moderne, Département des Aigles qui occupera l’artiste de 1968 à 1972.

On voit ainsi qu’au début des années 1960, Broodthaers est à un tournant. En 1963, il se consacre à la réalisation de ses premiers objets. Ceux-ci seront présentés en 1964, lors de la première exposition personnelle du désormais artiste, dans une la Galerie Saint-Laurent à Bruxelles, celle-là même où Dotremont exposera ses logogrammes. Cette exposition est aujourd’hui devenue un événement quasiment mythique dans l’histoire de l’art contemporain en Belgique. C’est notamment à cette occasion que Broodthaers fige les invendus de son dernier recueil de poèmes dans une masse de plâtre, comme pour transformer le livre en objet, et pour signifier publiquement le fait qu’il se situera désormais dans un réseau artistique, c’est-à-dire dans une sphère différente du monde littéraire.

En mer du Nord

Le thème du voyage, qui préoccupe Broodthaers depuis 1946, fait apparaître une continuité, et donc une cohérence, entre les recueils de poèmes et les productions plastiques. Il confirme que l’œuvre de Broodthaers s’est construite par strates successives, en suivant un processus de sédimentation selon lequel l’ouvrage est régulièrement remis sur le métier avant qu’un propos sur une figure, un problème ou un thème ne soit considéré comme étant complet, achevé. C’est le cas de la moule, par exemple, ou encore de la sirène et de l’aigle. C’est aussi le cas du voyage. Au même titre que Broodthaers passe d’une poésie sur la moule, dans son recueil Pense-Bête, à des objets faits avec des coquilles de moules (13), il passe du récit d’un poète en voyage à des œuvres conçues avec des éléments ayant trait au concept de voyage. Il explore alors son rapport au voyage à travers des formes d’expression comme le cinéma et l’objet, mais aussi à travers des modalités d’écriture typiques de celles que pratiquent les artistes : le livre d’artiste et la lettre ouverte.

On se contentera ici de prendre un exemple significatif de la façon dont Broodthaers conceptualise le voyage dans la sphère des pratiques plastiques des années 1960 et 1970. L’exemple qui nous intéresse est un livre d’artiste. Rappelons brièvement que le livre d’artiste n’est pas un livre d’art, ni un livre illustré, ni même un livre sur l’art, mais bien une œuvre d’art en soi. Le créateur de livres d’artiste réalise des livres comme le peintre conçoit une peinture. Autrement dit, c’est un médium, ou si l’on préfère, c’est une discipline artistique dans laquelle le contenant et le contenu ne sont plus des réalités distinctes, mais les composantes indissociables d’une seule et même totalité pleinement signifiante. Conçu en 1973, le livre dont il va être question ici porte un titre on ne peut plus en phase avec le sujet du présent dossier : Un voyage en mer du Nord.

Fig. 3 – Marcel Broodthaers, Un Voyage en mer du Nord, Bruxelles-Londres, Hossmann in association with Petersburg Press, 1974.
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Fig. 3 – Marcel Broodthaers, Un Voyage en mer du Nord, Bruxelles-Londres, Hossmann in association with Petersburg Press, 1974.

Un voyage en mer du Nord est un livre réalisé par Broodthaers, imprimé en offset, publié à trois fois mille exemplaires à Londres, Bruxelles et Cologne. Il présente des photographies en noir et blanc d’un voilier contemporain en dialogue avec des photographies en couleurs d’une marine du XIXe siècle trouvée par Broodthaers sur une brocante ((fig. 03). Cent dix exemplaires constituent une sorte de tirage de tête, c’est-à-dire un tirage avec une particularité qui le distingue du reste, généralement, une gravure ou un dessin original. Ici, il s’agit d’un film muet de quatre minutes. Ce film montre les photos publiées à l’intérieur du livre. Pour Broodthaers, ce film fait intégralement partie de l’édition. Le livre se prolonge donc dans le cinéma. Il faut dire que la première exploitation de cette peinture acquise par Broodthaers était filmique. L’œuvre, en effet, est au centre du film Analyse d’une peinture tourné en 1973 (14).

Un voyage mer du Nord se prolonge aussi dans l’installation puisque Broodthaers va utiliser les matériaux iconographiques du livre pour une installation intitulée Bateau Tableau, qui se présente comme une projection par diapositive des photos du tableau publiées dans le livre Un voyage en mer du Nord. Enfin, ce même livre sera repris dans la salle intitulée « Outremer » de l’exposition L’Angélus de Daumier présentée par Broodthaers du 2 octobre au 10 novembre 1975, à l’invitation du Musée national d’Art moderne de France, dans les salons de l’hôtel parisien de la Fondation Salomon de Rothschild. Cette salle est une mise en scène de la notion même de voyage puisqu’on pouvait y voir, notamment, une carte du monde, le vrai carnet d’un faux voyage, une boussole, le tableau qui a inspiré le livre Un voyage en mer du Nord… Bref, on voit que le Voyage en mer du Nord représente, pour Broodthaers, un foyer cristallisant de multiples thématiques parmi lesquelles il convient de relever un questionnement portant sur la fonction de communication du langage.

Toutes ces versions du Voyage en mer du Nord laissent penser que Broodthaers explore l’accumulation de modes de reproduction d’une même réalité. De fait, on voit, si l’on prend un peu de recul, que le Voyage en mer du Nord place le spectateur face à une... reproduction de la reproduction d’une réalité reproduite. C’est-à-dire ? Le bateau constitue le premier niveau de réalité. Cette réalité, donc le bateau, est reproduite dans la peinture. Cette peinture, donc la réalité reproduite, fait elle-même l’objet de reproductions photographiques reprises dans le livre. Le film et les diapositives reproduisent la reproduction de la réalité reproduite, c’est-à-dire les photographies de la peinture du bateau qui constituent le livre.

Ce genre de structure en forme de poupées russes appelle un commentaire. On aura compris que Broodthaers s’intéresse moins à la production qu’à la reproduction. En cela, le Voyage en mer du Nord se présente comme une sorte d’allégorie sur l’impossibilité de voir vraiment les choses, sur le fait qu’une représentation, comme une exposition ou un livre d’art, est toujours un montage. Sans doute est-ce d’ailleurs pour souligner ce paradigme cher au Magritte de La Trahison des images que Broodthaers confronte plusieurs modes de représentation (peinture, photographie et film), ainsi que plusieurs dispositifs (livre, installation, projection). Entrer à l’intérieur du livre, c’est prendre conscience de la relativité inhérente à la représentation de toute chose. Pour Broodthaers, comme pour Magritte, l’image est toujours une trahison. C’est à la démonstration de cette imposture que sert le caractère mimétique de la peinture-mot de Magritte. Il convient, pour les besoins de cette démonstration chère au maître du surréalisme, que la représentation affiche une objectivité photographique indiscutable. Dans le cas contraire, le spectateur verrait immédiatement que ce qui est montré est autre chose que le réel. Autrement dit, et c’est une évidence : la transparence du signifiant fait partie de l’exposé pictural de Magritte.

Avec le Voyage en mer du Nord, Broodthaers rend compte de l’impossibilité d’exprimer l’exacte nature des choses par l’image et cela en dépit des diverses modalités de production visuelle. Représenter est, à cet égard, un leurre. En fin dialecticien, Broodthaers constate que ce leurre se révèle, paradoxalement, proportionnel à la précision formelle de la représentation. Le réalisme pictural, la photographie et le cinéma restent un point de vue sur le réel. La multiplication des modalités de représentation d’une même réalité n’apporte aucune solution à ce problème. C’est même le contraire, en somme : plus on montre, moins on voit. Sans doute est-ce pour souligner cette aporie que, dans son Voyage en mer du Nord, Broodthaers multiplie les détails selon une focale de plus en plus forte au fur et à mesure qu’on avance dans le livre. Plus le spectateur tourne les pages du livre, plus il se rapproche de l’objet, sans pour autant parvenir, in fine, à en saisir la pleine signification. Les vues les plus rapprochées ne réduiront pas l’écart qui sépare le réel de sa représentation. Au final, l’image a tout d’un contenant renfermant un vide, comme une coquille (de moule ou d’œuf, c’est selon) sans contenu.

Fig. 4 – Marcel Broodthaers, Le Manuscrit trouve dans une bouteille, bouteille, boîte en carton, 1974.
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Fig. 4 – Marcel Broodthaers, Le Manuscrit trouve dan. s une bouteille, bouteille, boîte en carton, 1974.

Tel est exactement ce que montre Broodthaers en 1974 avec ce que l’on appellera ici, faute de mieux, un « objet littéraire » placé, lui aussi, sous le signe d’un voyage en mer : le Manuscrit trouvé dans une bouteille ((fig. 04). Le titre est une référence évidente à Edgar Allan Poe. Sauf que la bouteille est vide. Le contenant est, à l’instar des coquilles de moule, sans contenu. Ce n’est pas tout. Le mot « manuscrit » est inscrit sur la bouteille. C’est-à-dire que l’information figurant sur la bouteille renvoie à une réalité qui n’existe que sous la forme de cette inscription. On est ici face à une tautologie rappelant le motif de la moule se moulant dans son propre moule : l’inscription « manuscrit » reprise sur la bouteille ne renvoie qu’à elle-même puisque la bouteille est vide. C’est précisément pour faire apparaître ce caractère tautologique que Broodthaers – qu’on nous permette cette observation triviale – a utilisé une bouteille de vin blanc, et non une bouteille de vin rouge : la transparence du verre est, en effet, comme pour La Trahison des images, la condition du fonctionnement tautologique de cet objet littéraire.

Fig. 5 – Marcel Broodthaers, Pense-Bête, Bruxelles, à compte d’auteur, 25 janvier 1964.
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Fig. 5 – Marcel Broodthaers, Pense-Bête, Bruxelles, à compte d’auteur, 25 janvier 1964.

Cette transparence dans l’énonciation, l’extrême précision du détail, l’apparente objectivité de la photographie et du cinéma, le réalisme pictural, sont autant d’éléments utilisés pour confronter le spectateur aux limites de la représentation. Or c’est là un paradigme très proche de la conception que Broodthaers se fait de l’énonciation poétique. Il faut faire référence ici à un texte étonnamment peu commenté au regard de sa valeur programmatique. Ce texte s’intitule « Art poétique ». Il ouvre Pense-Bête, le dernier recueil publié par Broodthaers, en 1964 ((fig. 05). Son contenu consiste à rendre compte de l’impossibilité d’exprimer l’exacte nature des choses par le langage. Nommer est une illusion. Broodthaers constate que cette illusion se révèle proportionnelle à la précision formelle du discours. Plus les mots sont précis et nets, moins le propos est saisissable. Autrement dit, la clarté du message se délite dans la précision exacerbée de la forme. L’extrême soin formel apporté au discours donne au contenu de ce discours un hermétisme que Broodthaers cultive dans nombre de ses écrits d’artistes, et qui constitue le ressort du Voyage en mer du Nord : l’accumulation de représentations, pourtant explicites et détaillées, ne dit rien sur le sens que le spectateur peut donner à la présence de ce voilier errant entre Douvres et Ostende. C’est que l’art poétique de Broodthaers découle d’un mouvement dialectique selon lequel l’évidence de la forme – la transparence du verre, si l’on songe au Manuscrit trouvé dans une bouteille – accroît l’opacité du sens.

Notes

NuméroNote
1Voir la contribution de Marie Godet dans le présent dossier.
2Broodthaers (Marcel), « Le ballon ce n’est pas fait pour se tuer ! », in Germinal, Bruxelles, n° 412, 29 septembre 1957, p. 1 et p. 6.
3Broodthaers (Marcel), « Un autre monde », in Le Patriote illustré, Bruxelles, 9 mars 1958, p. 389.
4Voir la contribution de Julie Waseige dans le présent dossier.
5Voir la contribution d'Anthony Spiegeler le présent dossier.
6Broodthaers (Marcel), "Un Belge, deux Marseillais et un Cannois découvrent, en images, le Groënland", in Le Magazine du Temps Présent, 5 novembre 1963.
7Voir à ce sujet Draguet (Michel), "Le Musée d'Art contemporain : une expérience éclatée", in Florent Bex, L'art en Belgique depuis 1975, Bruxelles, Fonds Mercator, 2001, p. 181-195.