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Musique - Epoque contemporaine - Belgique - Musicologie Eric de Visscher L’oreille éteinte, l’œil en silence Une analyse du travail de Baudouin Oosterlynck
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Reporticle : 161 Version : 1 Rédaction : 18/03/2011 Publication : 22/01/2016

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait de l'ouvrage suivant : Baudouin Oosterlynck. Le fil jaune, Hornu, MAC’S, 2011.

Introduction

« Ma démarche est d’abord musicale. Ensuite musicale et plastique car je me suis rendu compte qu’en introduisant le corps par rapport au son, le son par rapport à l’espace dans lequel il est distribué,je pouvais élargir le territoire sonore. » (1).

Il est des œuvres, chez tout artiste, qui acquièrent une valeur emblématique, de par leur capacité à résumer en peu de gestes tout le parcours de celui-ci, tout ce cheminement savamment construit qui d’un coup se contient en une image, en une phrase, en un seul son. Avec L’oreille éteinte, l’œil en silence, une œuvre de Baudouin Oosterlynck datée de 2000, ce sera plutôt une combinaison d’objets, où l’on voit tout de suite pointer à la fois la juxtaposition des sens et la contradiction qui les anime. Une certaine absurdité aussi, quasi-surréaliste : un haut-parleur est relié par un fil électrique à une ampoule, comme si le haut-parleur fournissait l’électricité nécessaire au fonctionnement de l’ampoule. Ou l’inverse : comme si la lumière faisait fonctionner le son.

Dans leur simplicité, ces éléments évoquent bien l’univers de Baudouin Oosterlynck, son côté technologie « low-tech » et en même temps, la mise en évidence d’un processus, aussi impossible soit-il. Chez Oosterlynck, rien n’est caché, tout est montré. Mieux même : tout est présenté, de préférence sur un tapis vert qui trahit sa passion pour le billard, ce jeu éminemment musical et acoustique, où le déplacement de la boule produit une sorte de mélodie et son entrechoquement avec les autres boules, un son et un rythme.

Fig. 1 – L'oreille éteinte, l'oeil en silence. Objet 134 - février 2000.
Photo L. Oosterlynck.Fermer
Fig. 1 – L'oreille éteinte, l'oeil en silence. Objet 134 - février 2000.

Notre œuvre-emblème est donc bien une œuvre musicale, certes silencieuse, mais potentiellement sonore. Mais c’est aussi un objet visuel et cette fois, Oosterlynck se transforme en digne héritier de Marcel Duchamp et de toute la tradition de l’objet dans les arts visuels contemporains, où la démarche de l’artiste relève précisément de la monstration. Mais sans lumière, l’on ne voit rien : donc c’est aussi une œuvre qui dit « circulez, il n’y a rien à voir » (ni à entendre). Mais attendez, nous dit encore Oosterlynck, ne partez pas tout de suite, vous pourrez encore percevoir quelque chose, si vous tendez l’oreille, ou si vous cherchez à coller celle-ci contre une peau vibrante qui sera tantôt un haut-parleur, tantôt une plaque de verre ou du papier peint tendu... Ou encore un stéthoscope ou toute autre prothèse acoustique. Cette tension, que le philosophe Jean-Luc Nancy considérait comme inhérente à l’écoute (2) et que Samuel Beckett décrit si bien dans « Dis Joe  » (3), lorsqu’il présente un visage « impassible sauf dans la mesure où il traduit la tension croissante de l’écoute », se situe au cœur du travail de Baudouin Oosterlynck et ce, depuis ses tout premiers travaux.

Oreille et nez cassés

Son 1 – Baudouin Oosterlynck, Musique pour les initiés.
Son 2 – Baudouin Oosterlynck, Le monde et moi.
Son 3 – Baudouin Oosterlynck, Oratorio.

Ces premières œuvres, précisément, relèvent tout d’abord de l’expérimentation, celle de l’artiste solitaire construisant un discours compositionnel à partir de particules élémentaires savamment assemblées : le terme de minimalisme musical s’impose ici, tant les matériaux sont souvent réduits à l’essentiel, soit l’alternance entre quelques accords de piano (généralement préparé, à la suite du compositeur John Cage) et des sons qui lui sont étrangers : la voix, ou une sonorité aigüe... La rythmique est généralement lente et répétitive, jouant sur des variations de durée plutôt que de rythme. Il s’en sort une sorte de surface sonore, très plastique en fait, qui témoigne déjà d’affinités plus fortes avec les arts visuels qu’avec la musique. Certains titres, comme Le point et la ligne le démontrent. Mais d’autres, tels la trilogie de 1975-76, comportent explicitement le mot musique pour bien indiquer où se situe l’artiste, dans quel univers il veut évoluer et à qui il s’adresse : Musique pour initiés, Other Double Music, Musique pour les autres. Oosterlynck joue fréquemment sur la juxtaposition d’univers sonores hétérogènes, comme par exemple dans Other Double Music qui consiste en la mise en commun de deux processus musicaux totalement indépendants, que l’on peut entendre sur chaque canal du son stéréophonique. Une des plus belles pièces « musicales » de cette période, Le Monde et moi, relève aussi de cette hétérogénéité sonore, qui n’a cependant rien de confus, car précisément traitée avec retenue et minimalisme. Des objets sont jetés contre les cordes du piano, et les résonances de ceux-ci, quoique répétitifs, sont à chaque fois différentes. Une guitare, instrument rare chez ce musicien, fait office de ponctuation, par l’effet de légers glissandi aux couleurs orientalisantes...

Ces superpositions ou ces « doubles » font évidemment référence à la condition de l’artiste, sa gémellité qu’il cache sans vraiment empêcher qu’elle ne se dévoile, une particularité qui exprime une différence par rapport à la société et de ce fait, un attrait pour d’autres « différents ». Parmi ceux-ci, il y a ceux que l’on dénomme aujourd’hui comme « présentant un handicap mental » : Oosterlynck les rencontre presque par hasard, dans une piscine publique notamment, et il se trouve immédiatement attiré par leur « performance » vocale et leur capacité d’écoute peu commune. Deux œuvres de cette période sont particulièrement remarquables et figurent parmi les réussites les plus probantes de l’artiste: ironiquement intitulée Hymne à la joie mais aussi Refuge (ou « refus-je »), la première expérience que mène Oosterlynck avec des personnes handicapées se traduit par une douce mélodie au piano électronique accompagnant (comme dans le bel canto) une voix, celle d’un jeune handicapé dont les cris résonnent ou dont la voix se fait soudainement intime. Les prémonitions et les échos de certains sons apparaissent et contribuent à cette atmosphère quasiment romantique de la pièce. Ce même principe se trouve développé dans Oratorio, sans nul doute une des pièces les plus musicales d’Oosterlynck, où un véritable chœur d’handicapés évoque une polyphonie ancienne, proche de celle de la Renaissance, entrecoupée d’autres voix « solistes » qui émergent de ce chœur. Tout cela est réalisé en accélérant ou en ralentissant le défilement des bandes magnétiques sur lesquelles les voix avaient été enregistrées. Mais le plus étonnant, à entendre l’artiste lui-même, est l’effet que produisit l’écoute de l’œuvre auprès des principaux intéressés, les chanteurs eux-mêmes : « Quand j’ai fait écouter ces pièces dans les instituts, les personnes handicapées mentales ont été extrêmement réceptives à ce que j’avais fait avec leurs voix, et elles étaient les unes à côté des autres l’oreille collée aux grands haut-parleurs, complètement scotchées. » Cette expérience de l’écoute sera constitutive du travail futur de Baudouin Oosterlynck, car c’est elle qui lui inspira l’idée de coller son oreille à une vitre ou à un autre support pour entendre le son.

Son 4 – Baudouin Oosterlynck, Conversation paranoïaque.

Cette première période de l’activité créatrice de l’artiste constitue un précieux terreau dans lequel il ne cessera de puiser : elle lui fournit d’abord un matériau musical, comme par exemple Suite for a Bondage Room, longue pièce méditative et bruitiste qu’il diffusera dans certaines installations sonores ; elle lui permet d’expérimenter non seulement des univers sonores inédits ou inexploités (le piano préparé, la voix, les bruits divers), mais aussi des techniques de composition comme la juxtaposition des sons, les possibilités de traitement sur bande magnétique ou encore le retour sur sa propre voix. Celle-ci se fait tantôt chantante (comme dans le très beau Résonances) ou parlante, lorsque l’artiste nous conte une pièce musicale imaginaire (La Gloire, quasiment une performance participative en fait) ou évoque une conversation imaginaire entre René Magritte et Léonard de Vinci au sujet de Joseph Beuys et de Jésus Christ (Première Conversation Paranoïaque).

Peu à peu cependant, le désir de « composer » des œuvres pour des instruments ou des voix se fit de moins en moins prégnant... « A ce moment, l’intimité suffisait. Seul avec les instruments, je n’avais plus besoin de jouer, c’était la Pax Musica » ou, comme il le dit dans Hier soir, « Il y a des jours où j’aimerais être un instrument qu’on ne fait plus résonner ».

Cette période se termine donc par un premier silence, mais aussi par une sorte de construction fusionnelle dans laquelle l’instrument, la voix, le son et l’écoute ne font plus qu’un. A l’instar de ceux qui « frottaient et collaient leurs oreilles contre les baffles », Oosterlynck lui-même se met à imaginer un silence englobant, ce qu’on pourrait appeler un « terrain d’entendre », où il y a place pour tous les sons, mais aussi tous les auditeurs, aussi différents soient-ils. « Il y a vraiment à réaliser une musique pour ces autres différents », écrit-il en 1979.

S’il est un artiste – clairement identifié comme peintre – avec lequel cette attitude peut être comparée, c’est bien Jean Dubuffet. Passons sur l’évidence, qui serait un intérêt commun pour l’art produit par des individus « en marge », la notion même d’art brut inventé par Dubuffet et qui fait aujourd’hui référence, générant même des institutions dédiées à cet art. Mais lorsque le même Dubuffet – fin pianiste, pétri de culture classique, s’intéressant ensuite au musette, au jazz et aux musiques extra-occidentales – se met à réaliser dès 1961, et d’abord sur invitation de son collègue Asger Jorn, des « expériences musicales », cette démarche trouve bon nombre de points communs avec les œuvres de la première période d’Oosterlynck : des improvisations fixées sur bande magnétique, une utilisation « primitive » de l’enregistreur, des mixages qui ressemblent plus à des superpositions, des instruments étranges, la voix, etc. Fait curieux, une des premières pièces réalisées par Dubuffet et Jorn s’intitulait « Nez cassé », qui résonne irrémédiablement avec cette « Oreille cassée », toute empreinte de références tintinesques, qu’Oosterlynck utilisa pendant un temps comme pseudonyme.

Mais dans le fond, ce qui rapproche les deux artistes, c’est cette volonté explicite de sortir des sentiers battus, de rechercher inlassablement cette « autre musique », une musique que Jorn et Dubuffet appelleront « phénoménale » ou « chaosmale »... Etonnamment proche, voire antérieur à la pensée de John Cage voulant s’ouvrir à tous les bruits du monde (sans parler d’Edgard Varèse ou de Pierre Schaeffer, pionnier de la musique concrète), Dubuffet cherche à explorer non seulement la musique « qu’on fait », c’est-à-dire celle qui est constituée des sons qui nous sont familiers – les sons musicaux bien sûr, mais aussi ceux de notre environnement immédiat –, mais aussi la musique « qu’on écoute » : « une musique complètement étrangère à nous et à nos inclinations, non humaine du tout, et susceptible de nous faire entendre (ou imaginer) des musiques qui seraient émises par les éléments eux-mêmes, sans que l’homme y ait mis la main (...), qu’on entendrait en collant notre oreille à quelque bouche ouvrant sur un monde autre que le nôtre. » (4)

Coller son oreille pour écouter la rumeur du monde... A l’instar d’Oosterlynck instaurant sa Pax Musica, Dubuffet aspire à « une musique donc où la parole est retirée au chanteur exprimant ses humeurs affectives et passionnelles, et restituée aux rumeurs cosmiques livrant leur bruit sauvage. Le chanteur se tait à présent. Il prend position d’écouter. » (5)

ADO ZWARTBERG , Chat 53 - 1983 - 1984

C’est à la demande d’Ado Hamelryck (1941) que j’ai conçu cette performance sonore. Cet artiste belge, qui habite à Zwartberg, réalise son œuvre, en utilisant, exclusivement les dérivés du charbon.
Le 26 septembre 1984, au Brakke Grond d’Amsterdam, j’ai, pour la première fois, présenté cette action.
L'idée était de réaliser une oeuvre qui s'adresse autant à l'oeil qu'à l'oreille et qui serait un souvenir des mines de Zwartberg et des terrils que l'on trouve ailleurs en Belgique.
Deux peaux de tambour suspendues à distance au-dessus de deux haut-parleurs diffusant des sons graves constants permettent de réaliser un système d'ondes stationnaires dans les peaux de tambour. Naissent dès lors des noeuds acoustiques là où les ondes de même fréquence se rencontrent et créent des endroits de silence inaudible mais bien présents dans la peau. Entre ces noeuds acoustiques naissent en même temps des ventres acoustiques qui produisent le son perceptible à l'oreille. En répandant du graphite ( ou du talc ) sur la peau de tambour on observe la formation instantanée de terrils en mouvement à l'endroit des multiples ventres acoustiques. En déplaçant les peaux de tambour au-dessus des haut-parleurs on peut faire varier ce paysage – lunaire – de terrils ainsi que la perception auditive des fréquences sonores liées cette fois à la mobilisation des peaux.
Lier le visuel au sonore, rendre visible ce que l'oreille ne peut percevoir tel est le but de cette performance sonore appliquée au contexte géographique des mines de Belgique. La progression dans l'observation impose au performer de faire entendre le son grave seul d'abord puis la variation du son perçu à l'oreille par le déplacement de la peau au dessus du haut-parleur et enfin de rendre visible les noeuds et ventres acoustiques en répandant le graphite ou le talc sur les peaux.
Pour Koregos, juillet 2015
Baudouin Oosterlynck, Artiste du son.

Installer le son

Vidéo 1 – Interview de Baudouin Oosterlynck.

Dès 1978, Oosterlynck se met donc à écouter ; et qu’entend-il ? Du « bruit sauvage » ou plus simplement, vu que John Cage est passé par là, du silence... et sans doute est-ce aussi ce qu’il attend de la part de celui qui deviendra à la fois auditeur, spectateur et visiteur... Car dans cette démarche englobante, l’artiste conçoit non plus des œuvres immatérielles, mais des dispositifs ou des installations, dont la trace devient un dessin.

Les premières œuvres de cette nouvelle période fonctionnent de manière paramétrique, pourrait-on dire : un phénomène acoustique y est exploré au moyen d’un dispositif mettant en œuvre une situation d’écoute et une technologie d’émission de son. Cela commença par une conjugaison entre le son et cette autre passion de l’artiste, le billard : dans Etude pour plans et espace (Opus 36), le mouvement horizontal des boules de billard sur la table est traduit, grâce à un système à l’époque totalement inédit, en déplacement dans l’espace au moyen de quatre haut-parleurs ! D’autres innovations ont suivi, basées sur des dispositifs assez complexes, tel un rideau acoustique à traverser (dans Surface et dans Balayage stable), une peau sonore autour de son propre corps (dans Enveloppe ou Vêtement) ou une translation d’une onde acoustique en phénomène visible (Ado Zwartberg) ; parfois, le système est plus « bricolé », lorsqu’Oosterlynck fait appel à des minicassettes accrochées à des bicyclettes en mouvement (Jeux et Résonances) pour expérimenter l’effet Doppler.

Fig. 2 – Pour Speelhoven. Opus 49 - 1 mars 1983.
Photo L. Lybeer.Fermer
Fig. 2 – Pour Speelhoven. Opus 49 - 1 mars 1983.

Deux œuvres de 1983 nous semblent particulièrement intéressantes du point de vue de la perception et de la situation offerte à l’auditeur : il s’agit de Pour Speelhoven Opus 49 et de A écouter de près, Opus 55. Dans la première, les bouches dont parlait Dubuffet sont en fait des tuyaux sortant de terre, que l’on pourrait comparer à des bouches d’égout, si l’on n’était en pleine campagne où la pièce était installée, et contre lesquels il faut coller son oreille en se couchant par terre. Oosterlynck composa une bande sonore spéciale pour l’occasion, constituée de bruits d’animaux (oiseaux, poules, colombes...) et de sons de l’environnement, où sous un air faussement naïf (« Je voulais seulement faire entendre de la musique aux animaux qui vivent sous terre » !), il réfléchit à des phénomènes acoustiques spécifiques tels que les ventres acoustiques (qui amplifient les sons de manière naturelle) ou au contraire les nœuds (qui produisent l’effet inverse). Outre que ces notions se trouvent enveloppées dans un imaginaire totalement éloigné des préoccupations scientifiques des acousticiens, leur intégration dans un dispositif d’écoute très spécifique (se coucher pour écouter, sous une tente qui a pour effet à la fois d’amplifier et de « protéger » les sons, le compositeur veillant sur eux...) produit un décalage totalement inédit (ou inouï) dans notre expérience perceptive.

Fig. 3 – A écouter de près. Opus 55 - 12 septembre 1983.
Photo L. Oosterlynck.Fermer
Fig. 3 – A écouter de près. Opus 55 - 12 septembre 1983.

La même attitude, cette fois sur un plan vertical, se retrouve dans A écouter de près, où une grande paroi vitrée fonctionne comme un haut-parleur qui ne rend un son que si on y colle l’oreille. Utilisant à fond les propriétés de transmission sonore du verre, Oosterlynck provoque une situation nouvelle où intervient un concept, inhérent au verre, qui prendra toute sa signification dans une phase ultérieure du travail : la transparence. Ce qui relie toutes ces œuvres, c’est cette attitude de « tension » de l’oreille, donc de démarche active de l’auditeur qui ne se contente pas de recevoir des sons qui lui sont transmis, mais se met en position d’écoute active.

C’est aussi à cette époque qu’apparaît le dessin, élément si essentiel dans la démarche de l’artiste : pour chacune de ses installations (et pour toutes les « œuvres » ultérieures, quelle que soit leur nature), l’artiste réalise très consciencieusement un dessin d’apparence naïve représentant la situation d’écoute, assorti de commentaires. Réalisés sur papier Richard de Bas, à l’aide de crayons de couleurs, ces dessins obéissent à des codes très stricts, notamment sur le choix des couleurs utilisées qui répondent à des fonctions ou des références précises. S’agit-il de « partitions », destinées à pouvoir recréer l’œuvre, ou plutôt des traces d’une œuvre disparue ? Œuvre en soi ou mode d’emploi ? L’on constate que tout au long de l’évolution du travail de l’artiste, ces dessins, dont l’importance est croissante, peuvent assurément jouer des rôles très différents. Ainsi, dans le cas des performances et installations, la « partition-dessin », comme l’appelle l’artiste, est produite avant la réalisation, tandis que dans les œuvres plus tardives, comme les instruments d’écoute (Aquaphones, Prothèses...), celle-ci est réalisée a posteriori.

Si la notion de concert et d’interprétation en public de ses œuvres se voit totalement exclue, Oosterlynck s’inspire néanmoins de la pratique de la performance pour instiller à maintes reprises sa propre présence en tant qu’auteur/acteur de ses actions : coiffé de son chapeau de feutre, devenu objet fétiche et représenté dans de nombreux dessins, utilisant parfois une baguette magique à coller à l’oreille, l’artiste se plaît à inviter le visiteur de l’exposition à se transformer en véritable auditeur actif, ne rechignant pas à jouer le rôle de chaman ou de passeur de son propre travail. Et l’on voit comment la constitution d’un personnage peut influer sur la perception du travail de l’artiste...

« L’oreille prend corps »

Fig. 4 – A pro-peau n° 2. Instrument 72 bis - 1990 - 2010.
Photo Galerie Triangle bleu.Fermer
Fig. 4 – A pro-peau n° 2. Instrument 72 bis - 1990 - 2010.

L’année 1990 marque un tournant, caractérisé notamment par une extension de l’idée de transparence, qui ne s’appliquait jusqu’à présent qu’à la notion de verre (dans l’œuvre mentionnée précédemment, mais aussi par exemple dans Mausolées, sortes de petites cellules vitrées dotées d’une porte, à ouvrir pour entendre le son qui y est caché). Car cette transparence se conçoit aussi lorsqu’on parle de peau (la nôtre, notamment, dont on connaît la porosité ou celle d’un matériau léger, comme par exemple le papier à tapisser). Construisant, dans A pro-peau, une sorte d’igloo constitué d’une structure en bois sur laquelle il vient tendre ce papier, Oosterlynck transforme cette forme architecturale en instrument de musique, sur laquelle un percussionniste viendra jouer...la chose s’écoute aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la structure, favorisant ainsi les échanges entre dedans et dehors. Mais ce que constate l’artiste, c’est qu’au-delà de l’oreille, organe lui-même transparent, car captant les sons extérieurs et les transférant au cerveau, c’est le corps entier qui occupe désormais cette fonction dans la relation auditive et perceptive à son environnement. Environnement qui se prénomme silence...

Fig. 5 – Variations du Silence 1990-91, carte topographique.
Photo L. Oosterlynck.Fermer
Fig. 5 – Variations du Silence 1990-91, carte topographique.

C’est donc très logiquement que cette oreille de l’artiste (non plus cassée, et s’infiltrant désormais dans tous les pores de la peau) se met en quête de nouvelles écoutes, de nouvelles transparences qui aboutiront, au terme de neuf mois de voyages en train, à vélo ou à pied à travers plusieurs pays d’Europe, à ces Variations du silence, qui constituent une étape essentielle dans son parcours. Partant du principe que « chaque son dépend du silence qui le porte », comme « chaque couleur dépend du papier qui le porte », il s’intéresse donc à «  cette feuille blanche du son », feuille blanche qui précisément va devenir le moyen également de traduire ces silences. Car une fois trouvés ces « lieux de (beaux) silences », une fois l’oreille et le corps en position d’écouter (ce qui suppose toujours un temps d’adaptation), une fois sentie « la pression de l’air sur le tympan », une fois entendue « la forme de l’air », il s’agit d’en conserver la trace. Et nul enregistrement ne peut y satisfaire : l’artiste touche précisément aux limites du son qui s’écoute mais ne se transfère pas par les moyens technologiques, un infra-son bien réel mais impossible à conserver acoustiquement. D’où le retour vers la feuille blanche et les crayons de couleur, vers la technique, visuelle cette fois, la plus simple. Dans un langage toujours codé : les cinq lignes de la portée musicale sont toujours présentes, l’utilisation des couleurs répond à des significations : jaune pour ce qui est donné à entendre, rouge pour le corps, bleu pour l’espace. Et le vert qui, en mélangeant le jaune et le bleu, signifie donc le son dans l’espace... Et ce n’est pas un hasard si cette couleur traverse toute l’œuvre d’Oosterlynck.

Fig. 6 – Prélude du silence n° 3. Opus 75 - 5 septembre 1990.
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Fig. 6 – Prélude du silence n° 3. Opus 75 - 5 septembre 1990.
Fig. 7 – Prélude du silence n° 13. Opus 91 - 1 avril 1991.
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Fig. 7 – Prélude du silence n° 13. Opus 91 - 1 avril 1991.

Mais cette exploration du silence est avant tout une découverte pratique de sa réalité tangible : loin d’être une notion abstraite, comparable au vide, ou un positionnement philosophique destiné à favoriser l’écoute, ce silence est un objet physique, perceptible et descriptible par des mots. Le philosophe suisse Max Picard, auteur vers 1950 d’un ouvrage emblématique intitulé « Le Monde du Silence »  (6), décrit combien la parole devient alors du « silence retourné » ou une « résonance du silence ». Et l’on trouve dans le commentaire (ou « comment taire ») accompagnant chaque dessin d’Oosterlynck des locutions aussi convaincantes que « un silence dissout » ou « le silence est d’abord un volume, un volume de remplacement du son qui a préexisté en cet endroit » ou encore « là où l’eau ne s’écoule plus jaillit le silence »... et bien d’autres, au gré des pérégrinations de l’artiste dans le Sud de l’Espagne, en Provence, dans le nord de la Scandinavie ou de l’Ecosse. Des lieux très éloignés des villes, généralement secs, donc sans insectes, là où « l’absence de vie permet au silence de s’enfoncer » donnent ainsi naissance à une vingtaine de dessins relatant ces expériences, qui répondent d’ailleurs à des appellations différentes : on compte ainsi des « préludes » et des « ouvertures » au silence, mais aussi des « oratorios de silence » – qui, à l’inverse des précédents, s’exercent dans des bâtiments construits, généralement chapelles ou dômes – ; il y a aussi une Sonate pour deux instruments de silence, ces deux instruments étant les oreilles qui captent chacune des silences différents. Cette suite de préludes ou d’ouvertures, clairement numérotées, est à Baudouin Oosterlynck ce que les seize quatuors à cordes sont à Beethoven ou le Clavier bien tempéré à Bach : non pas tant des variations sur un thème que la perpétuelle remise à l’épreuve d’un concept ou d’une idée dans sa confrontation avec la singularité de chaque création. Les configurations naturelles, les formations géologiques, donnent lieu à des situations de silence que l’artiste transforme activement en performance d’écoute faisant apparaître cette physicalité du silence. Cette topographie ou géographie du silence, qu’à ma connaissance aucun autre compositeur ou artiste n’a exploré avec autant d’assiduité, est aussi une vraie phénoménologie : lorsqu’il écrit dans Prélude du silence n°14 que « c’est sous la peau que se prépare la beauté des silences », il indique précisément combien c’est dans notre relation au corps, et pas seulement au mental, que se construit cette perception du silence. Nul angoisse ou crainte causée par le silence, bien au contraire : ici, l’artiste se fait corps avec le silence, résonne (avec) celui-ci et en découvre l’infinie richesse et multiplicité. Et l’on pense à Maurice Maeterlinck, qui écrit en 1898 dans Le Trésor des Humbles: « Si toutes les paroles se ressemblent, tous les silences diffèrent. (...) Des mélanges ont lieu, on ne sait où, car les réservoirs du silence sont situés bien au-dessus des réservoirs de la pensée. » (7)

Instruments et Prothèses

Fig. 8 – Pax Musica pour Double Flageolet. Opus 113 - 1993.
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Fig. 8 – Pax Musica pour Double Flageolet. Opus 113 - 1993.

Ces réservoirs de silence existent, sont nombreux mais doivent être recherchés, poursuivis, car bel et bien envahis par ce que Picard appelait la rumeur. Et au-delà de ces lieux recherchés en Europe, Oosterlynck s’intéresse ensuite au silence niché dans des instruments – ceux qu’il avait laissé en paix dans sa Pax Musica ! – qui n’ont plus été joués depuis longtemps, et qu’il rencontre, au gré de ses pérégrinations, chez des revendeurs spécialisés. Et qu’ont en commun des instruments aussi divers qu’un double flageolet, une trompette d’Aïda, un fiddle phone ou une viole d’amour du XVIIIe siècle ? Pour des raisons diverses, historiques parfois (le fiddle phone, par exemple était un violon équipé d’un cornet acoustique adapté aux premières techniques d’enregistrement mais devenu obsolète dès l’apparition de l’enregistrement électromécanique), individuelles souvent, ces instruments ont perdu leur raison d’être et ont été murés dans leur silence. L’intention n’est pas de les jouer, de leur redonner un semblant de vie sonore, au contraire, Oosterlynck respecte et conserve leur silence, et il l’expose accompagné d’un dessin : celui-ci devient objet, et s’attribue même une valeur quasi sculpturale en se déposant sur l’instrument. Les textes accompagnant ces objets sont généralement issus d’une œuvre datant de 1977, intitulée Hier soir, vaste poème enregistré par l’artiste où il exprime combien il cherche à devenir « un instrument qu’on ne fait plus résonner »...

Mais si les instruments de musique n’ont pas vocation, par nature, à explorer le silence (lorsqu’ils se taisent, sont-ils encore instruments de musique ? Deviennent-ils des « instruments » ? – c’est la question que se posent tous les musées d’instruments de musique !), il faut alors se trouver d’autres instruments, d’autres outils, d’autres extensions de l’oreille pour partir à la recherche de ce « silence perdu » (A la ricerca delle silenzio perduto, titre d’une œuvre de John Cage datant de 1978). C’est ce qui a mené à la série des Prothèses, qui répondent à une question toute simple : « Comment entendrait-on le monde si nos oreilles étaient orientées autrement ? » Oosterlynck construit alors des dispositifs tout aussi « primaires » consistant à modifier la directionnalité inhérente à notre perception acoustique, par exemple en faisant entendre le son venant de la droite par notre oreille gauche, et vice-versa, ou en faisant venir le son par un cône s’ouvrant au-dessus de notre tête ou en se recréant des lobes d’oreilles orientés vers l’arrière et non plus vers l’avant... des situations inédites sont créées, qui nous permettent par exemple d’entendre distinctement un son situé bien loin derrière nous, et qui nous incitent à recréer de nouvelles associations entre le son et l’espace. Mais ce faisant, il touche à quelque chose de plus fondamental encore, qui conditionnera la suite de son travail, et qui est que la vraie perception du monde passe toujours par des prothèses (physiques, mécaniques, techniques...) et que celles-ci sont sans nul doute constitutives de notre propre physicalité.

Fig. 9 – Prothèse entonnoir. Opus 122 - 1994 - 95.
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Fig. 9 – Prothèse entonnoir. Opus 122 - 1994 - 95.

Lorsqu’on pense « prothèse », l’on est irrémédiablement tenté de penser à la vision médicale de la chose, comme le fait de pallier à quelque chose qui n’est plus et qui doit être compensé. Une prothèse auditive, dans le langage commun d’aujourd’hui, est un appareil destiné à compenser une forme de surdité. Cette dimension est en apparence présente dans les œuvres d’Oosterlynck, en particulier celles qui font appel à un appareil issu directement de l’univers médical et que l’artiste va détourner à des fins beaucoup plus créatives, le stéthoscope – que l’on pourrait en ce sens plutôt considérer comme l’ancêtre du casque baladeur, que comme l’outil du médecin ! (Par analogie, il n’est pas inutile de préciser d’ailleurs que l’artiste s’est également intéressé aux prothèses visuelles et est, à ce titre, grand collectionneur de lunettes !).

Fig. 10 – Prothèse pour une oreille indiscrète. Opus 127 - 1994 - 95.
Photo L. Oosterlynck.Fermer
Fig. 10 – Prothèse pour une oreille indiscrète. Opus 127 - 1994 - 95.

Les œuvres d’Oosterlynck soulignent combien la prothèse ne doit pas seulement être vue dans un sens « médical », c’est-à-dire de remédiation à un manque, mais au contraire comme un « plus » de la perception et que ce plus est aujourd’hui totalement intégré à notre relation au monde (pour le transposer dans un univers plus technologique encore, qui n’est a priori pas celui d’Oosterlynck, nous constatons combien notre relation au monde passe aujourd’hui par les écrans, de quelque taille qu’ils soient...). C’est ce que le philosophe Bernard Stiegler avait déjà noté dans un ouvrage exactement contemporain des travaux d’Oosterlynck, où il explique que le concept de « prothèse » signifie à la fois « spatialisation » (« posé devant ») et « temporalisation » (« posé d’avance ») : « La prothèse n’est pas un simple prolongement du corps humain, elle est la constitution de ce corps en tant qu’ ‘humain’. » (8)

Fig. 11 – Prothèse séparatrice. Opus 128 - 1994 - 95.
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Fig. 11 – Prothèse séparatrice. Opus 128 - 1994 - 95.

C’est bien cette double dimension spatio-temporelle de la prothèse qui intéresse Oosterlynck et qu’il ne cessera d’explorer dans les œuvres qui suivront, au moyen de dispositifs extrêmement divers, toujours proches d’une simplicité qui en conserve précisément « l’humanité », mais qui permet à l’artiste d’en déployer tous les possibles. Et que cette idée de prothèse est constitutive même de notre perception sera amplement démontré par l’ensemble des œuvres dont nous parlerons ci-après !

Que l’air et le verre, voire la peau, soient porteurs de transparence, l’artiste nous l’a déjà amplement démontré. Dès 2001, il s’intéresse à un autre « milieu ambiant », l’eau, au travers de ses Aquaphones : combinant des instruments de laboratoire, en verre, partiellement remplis d’eau et le stéthoscope, Oosterlynck façonne des objets étranges, mi-outils d’expérimentation scientifique, mi-instruments de musique aquatique, que l’auditeur doit manipuler et apprendre à jouer (comme, précisément, un instrument de musique).

Fig. 12 – Aquaphone cornemuse. Opus 143 - avril 2001.
Photo L. Oosterlynck.Fermer
Fig. 12 – Aquaphone cornemuse. Opus 143 - avril 2001.
Fig. 13 – Postlude aux Aquaphones. Opus 193 - septembre 2008.
Photo L. Oosterlynck.Fermer
Fig. 13 – Postlude aux Aquaphones. Opus 193 - septembre 2008.

De tailles diverses, présentant parfois de grandes cavités qui provoquent, lorsqu’on déplace l’eau, des variations de pression extrêmement fortes pouvant indisposer l’oreille, ces objets sont à manipuler avec précaution. Il y a donc un véritable apprentissage de l’écoute à mettre en branle, consistant aussi bien à tendre l’oreille qu’à la protéger : et Oosterlynck nous rappelle que l’écoute du son, dans des circonstances peu contrôlées, peut être dangereuse ! Si la plupart de ces Aquaphones sont réalisés au cours de la seule année 2001, l’artiste propose en 2008 un Postlude aux Aquaphones sous la forme d’un petit objet en verre, à deux boules reliées par un tube et contenant une baguette à l’intérieur. C’est ce dernier objet, contenu à l’intérieur de l’objet, comme l’objet caché de With Hidden Noise de Marcel Duchamp, qui régule l’écoulement de l’eau d’une boule à l’autre, à la manière d’une baguette de chef d’orchestre !

Fig. 14 – Etant donné n° 1. Opus 145 - mars 2002.
Photo F. PinckersFermer
Fig. 14 – Etant donné n° 1. Opus 145 - mars 2002.

Et l’on continue évidemment à penser à Duchamp dans l’importante série précisément intitulée Etant donnés (titre de la dernière œuvre de l’artiste franco-américain), où la transformation d’un objet trouvé en instrument sonore se poursuit par une très grande diversité d’approches, qui ont toutes pour point commun d’offrir des « plaisirs solitaires » (et donc coupables ?). « Seul celui qui en joue écoute. Seul celui qui écoute en joue », dit l’artiste. Au moyen toujours du stéthoscope, définitivement réhabilité comme précurseur du casque audio, je me retrouve seul à manipuler un objet totalement inédit, généralement de petite taille, alliage étonnant assemblant tantôt des tiges métalliques en vibration, tantôt un gyroscope surmonté de lamelles métalliques, tantôt des ressorts de montre rattachés à des systèmes de verre... Aucun mode de jeu n’est imposé, et une partie de la prise en charge de l’objet consiste à en explorer ses modes opératoires, chacun se laissant guider par son intuition et sa curiosité. Posés sur la tête, les Couronne pour le Roi et Couronne pour la Reine consistent en un circuit spiralé en verre dans lequel circule une bille de verre. Le son de ces circuits étant transmis à l’oreille, le déroulement de la bille fait osciller le son d’une oreille à l’autre et les mouvements de tête de celui qui porte la couronne font de celui-ci un véritable interprète de sa propre musique.

Enfin, les mêmes modes d’appréhension caractérisent une dernière série de travaux de la même période, intitulés Ad Libitum, accentuant encore un peu plus l’extrême liberté que propose l’artiste à ses visiteurs : ceux-ci d’auditeurs ou spectateurs sont devenus véritablement acteurs de leur propre musique. Et ce faisant, c’est tout leur corps percevant qui est ainsi mis en jeu. Ce qui caractérise cette dernière série, c’est qu’elle réintroduit l’instrument de musique, en tout ou en partie, qui devient lui-même objet de sa propre exploration sonore : toujours à l’aide de mêmes outils du « performer »/compositeur/auditeur solitaire, une « auto-harpe », un cymbalum portatif, un ocarina ou encore un orgue à bouche japonais « shô » sont scrutés en tant que corps sonores et dévoilent ainsi des aspects insoupçonnés de leur anatomie. Tantôt l’objet est laissé tel quel, tantôt sa réalité se voit « augmentée », par exemple par des tuyaux plastiques reliant les différentes sorties du shô et qui transforment l’objet en circuit fermé bien évidemment uniquement perceptible au moyen du stéthoscope ! Et visuellement très attractif !

    2 images Diaporama

    Architectures sonores

    On le voit, l’ouverture de la perception sonore vers le corps s’accompagne effectivement d’un très grand élargissement du « territoire sonore » qu’Oosterlynck ne cesse d’explorer. Le corps se mouvant dans l’espace, il eut été logique que l’artiste s’intéresse également à l’environnement global dans lequel ce corps devient cet objet percevant. La création d’installations sonores tient évidemment compte de cette dimension mais le passage à une réflexion proprement architecturale constitue à cet égard une étape supplémentaire.

    Fig. 17 – Sound Journey. Pavillon d'écoute. Opus 183 - Août 2006.
    Photo B. Oosterlynck.Fermer
    Fig. 17 – Sound Journey. Pavillon d'écoute. Opus 183 - Août 2006.

    Si bien sûr certaines œuvres (comme Pour le Baptistère de Pise, Opus 64, 1985, ou certaines des Variations du Silence) tiennent compte des caractéristiques architecturales d’un lieu – et de ses propriétés acoustiques que l’artiste explore et utilise, comme pour un objet ou un instrument –, un projet récent relève d’une problématique fort différente, du moins dans son échelle. Invité en 2006 par l’Université nationale de Singapour à produire une œuvre avec des étudiants de sa faculté d’architecture, Oosterlynck a imaginé Sound Journey ou Pavillon d’écoute, une installation permanente situé dans un parc sur une colline de la ville, qui constitue «une prothèse séparatrice des sons venant du port, de la ville et de l’université ». L’ensemble pourrait évoquer la forme d’une gigantesque oreille mise à plat, faite d’un couloir et de grandes courbes convexes qui agissent comme des réflecteurs sonores. Des silhouettes découpées aux extrémités du couloir permettent au visiteur de se glisser « dans la peau » de l’artiste (chapeau compris) et de créer des perceptions distinctes, par exemple en séparant chaque oreille lorsque le visiteur s’y glisse de profil. Le visiteur est invité à se déplacer dans ces espaces et chaque mouvement modifie en profondeur la sensation acoustique qu’il perçoit des bruits de la ville. Dans ce cas comme ailleurs chez Oosterlynck, le visiteur devient interprète de sa perception, car son déplacement provoque, outre des effets de spatialisation notamment stéréophoniques, des modifications du timbre du son, à l’instar d’un filtre sur un amplificateur. Sans technologie autre que celle ayant présidé à la conception de l’espace, Oosterlynck crée de l’interactivité entre un lieu et une perception humaine, solitaire et collective, car un tel espace public intègre bien entendu la présence d’autres visiteurs – eux-mêmes générateurs de bruits.

    En guise de conclusion provisoire...

    Où se situe aujourd’hui Baudouin Oosterlynck ? A quels courants artistiques se raccroche-t-il ? S’il est clair que ses affinités mélangent les arts plastiques et la musique, et font la part belle à des incontournables comme Marcel Duchamp, John Cage ou Ben, ses réelles connexions musicales sont plus difficiles à déceler : s’il dit avoir « mangé » Beethoven, Debussy, Bartok, Cage et même « bu » Mozart, s’il ne nie pas certaines influences musicales de Hindemith ou Webern, il semble évident que, peu à peu, l’intérêt d’Oosterlynck pour des questions de style ou de langage musical s’est estompé au profit d’une réflexion plus globale sur la nature du son et sa perception. C’est donc en phénoménologue du son qu’il s’est constitué son propre vocabulaire, réutilisant parfois des œuvres anciennes dans de nouveaux contextes perceptifs, démontrant ainsi combien les conditions d’écoute sont sans doute plus importantes que le contenu sonore lui-même – ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas rechercher des sonorités en lien avec ces circonstances perceptives. Plutôt qu’à des compositeurs classiques, c’est à tout un courant extrêmement divers d’artistes sonores – sound artists – qu’Oosterlynck se rallie, qui préfèrent se nommer ainsi plutôt que compositeurs ou musiciens, parce que refusant les codes structurels et perceptifs souvent inhérents au discours musical (la narrativité, la temporalité imposée, le rituel du concert...). Partis des Etats-Unis, dans la lignée de l’enseignement de John Cage, des artistes comme Max Neuhaus, Alvin Lucier, Annea Lockwood ont ainsi développé, dès les années soixante, les concepts d’installation ou d’environnement sonore, les sons eux-mêmes pouvant provenir d’enregistrements de sons extérieurs, d’instruments détournés, de manipulations électroniques ou de systèmes de transformation de la voix, par exemple. Un vaste mouvement d’artistes s’est constitué autour de ce thème, y compris en Europe, notamment en Allemagne avec Christina Kubisch, Rolf Julius ou Robin Minard (d’origine canadienne) (9).

    Oosterlynck, avec son accent mis sur la perception et le corps, s’inscrit pleinement dans cette dynamique, en y ajoutant ses particularités : l’exploration systématique du silence, le dessin comme trace du phénomène perceptif, l’utilisation de l’objet comme corps sonore, la manipulation par le visiteur... Son apparente naïveté, qui transparaît notamment dans ses dessins, trahit en fait une vraie réflexion sur notre univers sonore et sa place dans notre système perceptif et notre compréhension du monde. En proposant, de plus, un processus d’écoute « active » où le visiteur est invité à jouer son propre rôle de « performer », il brouille la frontière entre l’artiste et son « auditoire », prenant à la lettre la maxime de Duchamp « ce sont les regardeurs qui font les tableaux » – et ici, l’on pourra réellement dire que « ce sont les écouteurs qui font la musique »...

    Eric de Visscher

    Paris, mars 2011