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Papier découpé - Epoque contemporaine - France - Histoire de l'art Georges Roque Les papiers découpés de Matisse Couleurs et non-couleur
Amateur
Reporticle : 142 Version : 1 Rédaction : 01/06/2015 Publication : 07/08/2015

Les papiers découpés de Matisse : couleurs et non-couleur

On dit souvent que les papiers découpés de Matisse constituent une explosion de couleurs, le point culminant d’une vie de travail consacrée à la couleur. D’une certaine façon, cette idée est confirmée par la belle exposition consacrée à ses gouaches et, qui, après Londres, a été présentée au MoMA à New York du 12 octobre 2014 au 9 février 2015, sous le titre Henri Matisse. The Cut-Outs. Mais, d’un autre côté, ce qui frappe aussi dans cette exposition est la poursuite d’un dialogue entre couleur et noir et blanc. Aussi ce texte insistera-t-il sur les relations entre couleur et non-couleur, autour des papiers découpés. Cette problématique, qui pourrait paraître secondaire, est pourtant d’une grande importance afin de mettre en question le lieu commun suivant lequel, si la couleur s’est « libérée » depuis la fin du XIXe siècle, ce serait en particulier du noir et blanc. À partir des Impressionnistes s’est répandu le mythe suivant lequel le noir aurait été banni de la palette, de sorte qu’on a été conduit à penser que la « libération » de la couleur consistait à valoir pour elle-même, en s’étant affranchie de l’emprise du noir et blanc (1). Or les rapports entre couleur et noir et blanc sont bien plus complexes. De ce point de vue, l’œuvre de Matisse constitue un puissant témoignage en ce sens.

Éléments du système chromatique matissien

Cependant, avant d’en venir là, il est nécessaire de commencer par résumer dans ses grandes lignes et de manière succincte les principes guidant le système chromatique matissien, un sujet qui mériterait bien évidemment de plus longs développements. Tout d’abord, Matisse n’était pas intéressé par l’imitation de la nature. « Je me suis servi de la couleur comme moyen d’expression de mon émotion et non de transcription de la nature » (2). C’est la raison pour laquelle il distingue les couleurs « expressives » des couleurs « descriptives » (EPA, p. 203) et insistera souvent sur le côté expressif de la couleur (EPA, p. 48). Mais expressif de quoi ? Ici un des maîtres mots est celui de « sensation ». Dès ses « Notes d’un peintre » (1908), il écrira qu’il s’agit pour lui d’organiser ses sensations. Cela signifie déjà que la composition joue un rôle fondamental (EPA, p. 42). De plus, il n’y a pas pour lui de relation directe entre couleur et émotion. Tout passe donc par la sensation. « Pour rendre un paysage d’automne, je n’essaierai pas de me rappeler quelles teintes conviennent à cette saison, je m’inspirerai seulement de la sensation qu’elle me procure : la pureté glacée du ciel, qui est d’un bleu aigre, exprimera la saison tout aussi bien que le nuancement des feuillages » (EPA, p. 48). Donc, s’il n’est pas question d’attribuer à la couleur une signification fixe, c’est que tout dépend de la sensation, et celle-ci n’est pas constante. Aussi le peintre ajoute-t-il : « Ma sensation elle-même peut varier : l’automne peut être doux et chaud comme un prolongement de l’été, ou au contraire frais avec un ciel froid et des arbres jaune-citron qui donnent une impression de froid » (EPA, p. 48).

Bref, ce qui intéresse Matisse, c’est non de représenter le mieux possible un objet, mais de tenter de restituer sur la toile la sensation que cet objet (paysage, nu, portrait, nature morte, etc.) lui procure (3). D’où un premier déplacement. Ensuite, cette sensation doit être rendue, non seulement par les couleurs, mais aussi par les formes, par le dessin, par l’arabesque, la composition, etc. Autrement dit, l’ensemble de ces éléments est en constante interaction et forme des rapports, qui vont justement nous intéresser de près.

Ce n’est pas le lieu d’insister ici sur cette conception de la couleur comme sensation, que Matisse emprunte à Cézanne et qui remonte à la vulgarisation en France des idées de Helmholtz et Fechner (4). Par exemple, dans son Académie, Matisse expliquait à ses élèves : « Construisez avec les rapports de couleurs, proches ou éloignés – équivalents aux rapports que vous voyez sur le modèle. […]  il ne peut y avoir de rapports de couleurs entre lui et votre tableau ; il ne faut considérer que l’équivalence des rapports de couleurs de votre tableau avec les rapports de couleurs du modèle » (EPA, p.72). Or c’est exactement ce que préconisait Helmholtz, rendant compte de la loi de Fechner (5). Un autre point commun entre Helmholtz et Matisse est l’importance de la sémiotique. Helmholtz insistait beaucoup, et à sa suite ceux qui ont répandu ses idées en France (Taine en particulier) sur le fait que la sensation visuelle n’est en rien une image ressemblante de l’objet qui l’a produit, mais un signe dont la principale caractéristique est d’être arbitraire par rapport à cet objet. Helmholtz distinguait ainsi clairement l’image ressemblante (Bild) du signe (Zeichen). Or l’importance que Matisse confère à l’idée de signe est du même ordre : si ce qui compte n’est pas d’imiter un objet, mais de rendre la sensation qu’il nous procure, il s’agit alors de forger un signe. Et c’est là très exactement ce que dit Matisse : « Il faut étudier longtemps un objet pour savoir quel est son signe. […] En un mot, chaque œuvre est un ensemble de signes inventés pendant l’exécution et pour le besoin de l’endroit » (EPA, p. 248).

Maintenant, comment ces signes s’articulent-ils entre eux ? On pourrait dire que Matisse avait une conception structurale, au sens fort, de l’organisation des signes picturaux. D’une part, un signe n’a de valeur que dans son interaction avec les autres signes. Il le dira très explicitement : «Le signe pour lequel je forge une image n’a aucune valeur s’il ne chante pas avec d’autres signes que je dois déterminer au cours de mon invention » (EPA, p. 249).

L’accent mis sur les rapports a dès lors une conséquence fondamentale : chaque modification d’un signe se répercute sur l’ensemble des rapports. La toile forme donc bien une structure au sens d’un tout organique dans lequel la modification d’un élément entraîne celle de l’ensemble. Par exemple, Matisse explique qu’il a à rendre une armoire qui lui donne une sensation de rouge : « je pose un rouge qui me satisfait. Un rapport s’établit de ce rouge au blanc de la toile. Que je pose à côté un vert, que je rende le parquet par un jaune, et il y aura encore entre ce vert ou ce jaune et le blanc de la toile, des rapports qui me satisferont. Mais ces différents tons se diminuent mutuellement. Il faut que les signes divers que j’emploie soient équilibrés de telle sorte qu’ils ne se détruisent pas les uns les autres » (EPA, p. 46). D’où l’importance fondamentale des rapports entre éléments au sein de la totalité organique qu’est la composition.

Or, il convient de le rappeler, les éléments comprennent non seulement les couleurs, mais aussi les formes. Comme l’a noté Matisse à propos d’une de ses œuvres : « La forme se modifiait selon les réactions des voisinages colorés » (EPA, p. 96). Cette conception contextuelle et pragmatique des interactions par voisinage est fondamentale. Et Matisse y insiste également, par exemple à propos du dessin : « Je modifie les différentes parties de mon papier blanc, sans y toucher, mais par des voisinages » (EPA, p. 163). C’est là une autre conséquence de la conception structurale et topologique des interférences entre couleurs contiguës : étant donné ces interactions, on peut modifier une couleur donnée sans y toucher directement mais en agissant sur sa voisine. C’était justement là un conseil que Chevreul donnait aux peintres dans son volumineux traité De la loi du contraste simultané des couleurs… (1839) (6). Un compte rendu de l’ouvrage avait déjà mis bien en évidence cette caractéristique : « toutes les fois que le peintre voudra donner de la valeur à un ton, il pourra le faire sans toucher au ton même qu’il voudrait modifier, mais en modifiant le voisinage du ton » (7). Matisse était au courant de ce traité qui devait influencer plusieurs générations de peintres (8).

Enfin, précisons que si les couleurs n’ont pas de valeur en elles-mêmes, c’est parce que, comme les linguistes le disent des phonèmes, elles ont avant tout une valeur différentielle. Et, encore une fois, c’est exactement ce que note Matisse : « J’utilise les couleurs les plus simples. Je ne les transforme pas moi-même, ce sont les rapports qui s’en chargent. Il s’agit seulement de faire valoir des différences, de les accuser. » (EPA, p. 204)

Précisons enfin pour en finir avec cette brève présentation, que cette conception structurale et organique des relations entre couleurs n’est en rien statique. Elle est au contraire dynamique et évolutive. D’autres ont très bien montré, par exemple, que les couleurs chez Matisse ont une forte tendance à l’expansion, à occuper mentalement plus d’espace qu’elles n’en ont physiquement (9), ou qu’elles relèvent d’une énergétique parce qu’elles sont des forces et répondent aussi à un vitalisme sous-jacent à sa pensée (10). De telles conceptions sont parfaitement compatibles avec ce qui est avancé ici, si l’on veut bien admettre que la structure chromatique est dynamique et peut parfaitement relever à ce titre d’une énergétique.

Fig. 1 – Matisse devant des échantillons de papiers peints à la gouache, archives Henri Matisse.
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Fig. 1 – Matisse devant des échantillons de papiers peints à la gouache, archives Henri Matisse.

Peut-être comprend-on mieux à présent l’importance cruciale des papiers découpés pour Matisse. Cette méthode extraordinaire lui permettait en effet de tester les différentes combinaisons de couleur pour voir les effets que produisait leur juxtaposition et obtenir ainsi les meilleurs résultats. Elle n’est pas tant, comme on l’a suggéré, une nécessité qui se serait imposée à lui lorsque, après la grave opération qu’il avait subie, il lui était très douloureux de se lever pour peindre, car il l’avait déjà utilisée une dizaine d’années plus tôt, dans la préparation de La Danse de la Merion Foundation (11). En fait, cette méthode est plutôt la conséquence du développement rigoureux de son système chromatique. Si, en effet, il s’agit de forger des « signes », et si ces signes se modifient au contact d’autres déjà présents sur la toile, peindre de façon traditionnelle devient extrêmement difficile dans la mesure où chaque nouvelle couleur ajoutée à la toile modifie les rapports entre celles qui sont déjà posées. Matisse avait déjà clairement aperçu ce problème lorsqu’il parlait des rapports entre couleurs dans ses « Notes d’un peintre » : « Ces différents tons se diminuent mutuellement. Il faut que les signes divers que j’emploie soient équilibrés de telle sorte qu’ils ne se détruisent pas les uns les autres » (EPA, p. 46). Or comme il est inévitable que chaque nouvelle touche de couleur modifie toutes celles qui se trouvent déjà sur la toile, il est donc nécessaire de reprendre à chaque fois l’ensemble après y avoir ajouté une nouvelle couleur, ce qui est très laborieux. D’où l’avantage des papiers découpés, dont les combinaisons chromatiques peuvent être beaucoup plus facilement testées lorsque des échantillons sont punaisés sur un mur (fig. 01). Matisse devait l’affirmer en répondant à une question concernant ses fameux papiers découpés : « Le découpage est ce que j’ai trouvé aujourd’hui de plus simple, de plus direct pour m’exprimer. Il faut étudier longtemps un objet pour savoir quel est son signe. Encore que dans une composition, l’objet devienne un signe nouveau qui fait partie de l’ensemble en gardant sa force. En un mot, chaque œuvre est un ensemble de signes inventés pendant l’exécution et pour le besoin de l’endroit » (EPA, p. 248). On comprend dès lors l’avantage des papiers découpés pour tester sans relâche les rapports entre formes et couleurs, jusqu’à trouver un ensemble de rapports qui le satisfasse.

Rapports entre couleur et non-couleur

Il est temps d’en venir à présent, à propos des papiers découpés, à la question de la relation entre couleur et non-couleur. Comment comprendre la dialectique qui s’instaure entre noir et blanc d’un côté, et couleur de l’autre ? Une première constatation redoutable, et lourde de conséquences, est la suivante : finalement, si ce sont les rapports qui comptent et non les éléments en présence, ceux-ci deviennent secondaires, et il importe dès lors peu que ces éléments soient chromatiques ou achromatiques ! Rappelons une dernière fois ce principe qui structure toute la pensée chromatique de Matisse, à partir d’un autre texte : « Il ne suffit pas de mettre les couleurs, si belles soient-elles, les unes auprès des autres il faut encore que ces couleurs réagissent les unes sur les autres. Sinon c’est de la cacophonie » (EPA, p. 250). Or, pour le répéter, si les rapports priment sur les éléments, ceux-ci deviennent secondaires, et c’est la raison pour laquelle une couleur peut être remplacée par du noir ou du blanc ! Écoutons encore Matisse : « Comme chacun des éléments n’est qu’une partie des forces (comme dans une orchestration), tout peut être changé en apparence, le sentiment poursuivi restant toujours le même. Un noir peut très bien remplacer un bleu puisqu’au fond l’expression vient des rapports. On n’est pas esclave d’un bleu, d’un vert ou d’un rouge » (EPA, p. 129). Voilà encore une admirable formulation de son credo structural !

Curieux coloriste que celui qui refuse d’être l’esclave d’une couleur, parce qu’il fait valoir que ce qui compte, ce sont les rapports de force entre couleurs, et non les couleurs prises dans leur individualité. Conséquent avec lui-même, il devait parfois modifier complètement une harmonie chromatique, sans pour autant modifier les rapports de forces au sein du tableau. Matisse dit encore : « Vous pouvez préciser les rapports qui constituent l’expression du tableau en remplaçant le bleu par un noir, comme à l’orchestre l’on remplace une trompette par un hautbois » (EPA, p. 129). L’éditeur des textes de Matisse, Dominique Fourcade, a eu raison d’associer cette dernière phrase, en note, à une anecdote à propos de La Desserte rouge : on sait qu’une version antérieure de ce tableau contenait une harmonie en bleu. Or un visiteur qui avait vu la version antérieure s’était exclamé devant la définitive : « c’est une autre peinture ». Après qu’il soit parti, Matisse lâcha : « Il n’y comprend rien. Ce n’est pas un autre tableau. Je cherche des forces et des rapports de forces » (EPA, p. 129 note 96).

Si Matisse a été assez bavard concernant les principes généraux de sa pensée chromatique, en revanche, il l’a été beaucoup moins concernant le détail de ces rapports de force. En quoi consiste cette « force » du noir, et qu’apporte-t-elle aux rapports entre couleurs ? Une de ses fonctions a cependant été précisée : « j’utilise le noir, a-t-il dit, pour refroidir le bleu » (EPA, p. 206). Cela est conforme à l’enseignement de Chevreul, dans les conseils qu’il avait donné aux peintres et que plusieurs d’entre eux (dont Seurat) avaient recopiés : « Mettre du noir à côté d’une couleur, c’est en abaisser le ton ; dans certains cas, c’est l’appauvrir. Telle est l’influence du noir sur certains jaunes »  (12). Et de fait, tout comme d’autres artistes, dont Mondrian, Matisse a lui aussi utilisé du noir pour refroidir certains jaunes, ce qui est particulièrement le cas des citrons, dont le jaune est extrêmement lumineux et saturé, mais aussi d’autres fruits jaunes, voire des objets.

Une autre caractéristique des relations entre couleurs contiguës est également une conséquence de la loi du contraste simultané de Chevreul. Si Matisse a été assez réticent vis-à-vis de la doctrine néo-impressionniste – il parlera de la « tyrannie du divisionnisme » que vint secouer le fauvisme (EPA, p. 94) – il n’en reste pas moins qu’il avait parfaitement compris et appliqué le principe de cette loi, à savoir que lorsque deux couleurs sont juxtaposées, chacune se teinte légèrement de la complémentaire de l’autre. Or le blanc est particulièrement sensible à ce voisinage. Comme Matisse l’a bien noté : « L’influence mutuelle des couleurs est tout à fait essentielle pour le coloriste, et les teintes les plus belles, les plus fixes, les plus immatérielles s’obtiennent sans qu’elles soient matériellement exprimées. Exemple : le blanc pur devient lilas, rose ibis, vert véronèse ou bleu angélique par le voisinage de ces contraires seulement » (EPA, p. 207). Cette application stricte de la loi du contraste confirme donc à nouveau, par un autre biais, que, puisque tout est une question de rapports, un blanc pur peut être tout à fait coloré par l’action des complémentaires des couleurs qui lui sont contiguës. À Georges Duthuit, Matisse déclarait dans le même sens : « Quand je laisse des blancs, mon blanc devient une couleur. Il est coloré par réaction » (13). Voilà donc qui explique le lien étroit qui existe pour Matisse entre couleur et noir et blanc. Loin d’être exclusifs, ils se combinent au contraire dans de nombreuses œuvres.

La Danse de la Barnes Foundation

Les organisateurs de l’exposition Henri Matisse. The Cut-Outs ont eu la bonne idée d’y inclure des travaux plus anciens, mais dans lesquels on sait que le peintre utilisait déjà des figures découpées et agencées sur le mur, comme le long travail, déjà évoqué, ayant abouti à La Danse de la Barnes Foundation, installée en 1933. Il s’agit d’œuvres conçues pour un lieu, et dont il est impossible de comprendre le sens quand on les voit hors contexte, comme tel est souvent le cas dans les livres d’art. Matisse nous a heureusement laissé des textes qui nous aident à comprendre ce qu’il a voulu faire et comment il s’y est pris. Et précisément, la question du rapport entre noir et blanc et couleur est cruciale dans cette œuvre.

« C’est ainsi, explique Matisse, que deux grandes surfaces d’un noir absolu se sont placées au-dessus des entre-portes, déterminant de cette façon la valeur la plus forte du mur entier. Cette valeur crée par contraste sur l’ensemble du mur une lumière générale dans laquelle la valeur des entre-portes se réunit à celle des portes, au lieu de leur être opposée » (EPA, p. 137). Et ailleurs :

« Cette peinture murale est placée à contre-jour, mais j’ai fini par me servir de ce contre-jour. Je me suis servi des contrastes créés par les entre-portes ; je les ai utilisés pour y faire naître des correspondances avec les formes qui se trouvaient dans le plafond. Dans le plafond, j’ai mis des noirs beaucoup plus noirs que les gris des entre-portes. Ainsi j’ai déplacé le contraste. Au lieu de le mettre entre la lumière de la porte et de l’entre-porte, je l’ai mis dans le plafond, si bien que mon contraste, très fort, a réuni tout le panneau, portes et entre-portes » (EPA, p. 153).

Le coup de force de Matisse est d’avoir fait le contraire de ce à quoi on aurait pu s’attendre : un peintre moins attentif à la force des contrastes aurait cherché à modifier la zone sombre du haut de l’entre-porte en l’éclaircissant par du blanc. Mais en agissant de la sorte, il aurait, par contraste, obscurci le voisinage. C’est pourquoi Matisse a choisi de faire l’inverse ; dans son esprit, en déplaçant et en accentuant la partie sombre, il a, par contraste, rendu le plafond plus lumineux. Peut-être songeait-il à la loi du contraste lorsqu’il écrivait que cette stratégie qu’il avait adoptée était le « résultat des acquisitions modernes sur les propriétés de la couleur » (EPA, p. 144).

Papiers découpés

Fig. 2 – Henri Matisse, Deux Danseurs, 1937-1938, rideau de scène pour le ballet Le Rouge et le noir, gouache sur papier, 63 x 64,5 cm, collection privée.
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Fig. 2 – Henri Matisse, Deux Danseurs, 1937-1938, rideau de scène pour le ballet Le Rouge et le noir, gouache sur papier, 63 x 64,5 cm, collection privée.
Fig. 3 – Henri Matisse, La Chute d’Icare, 1953, gouache sur papier, 35 x 27 cm.
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Fig. 3 – Henri Matisse, La Chute d’Icare, 1953, gouache sur papier, 35 x 27 cm.
Fig. 4 – Henri Matisse, L’Escargot, 1953, gouache sur papier, 286,4 x 287 cm.
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Fig. 4 – Henri Matisse, L’Escargot, 1953, gouache sur papier, 286,4 x 287 cm.

L’importance de cette relation entre couleur et non-couleur se retrouve très fréquemment. Ainsi, dans une gouache préparatoire à La Danse (reproduite dans le catalogue de l’exposition, fig. 2 p. 92), on voit des corps blancs auréolés de noir. Qu’il y ait entre le blanc et le noir une tension, voire une sorte de conflit, en témoignent encore les décors qu’il a réalisés, à nouveau à partir de papiers découpés, pour une création  du Ballet russe de Monte Carlo, Le Rouge et le noir : Matisse parlera à ce propos de « la lutte entre blanc et noir, l’esprit et le côté charnel de l’homme » (14). L’une des gouaches préparatoires au rideau de scène, Deux danseurs (1937) (fig. 02), est à cet égard éloquente, qui oppose les deux danseurs comme le noir, au sol, et le blanc bondissant dans l’air (avec du jaune pour en souligner le dynamisme). En 1943, une autre gouache, La Chute d’Icare (fig. 03) reprend encore le même type de contraste entre noir et blanc. Aragon, qui a souvent discuté avec le peintre à cette époque, décrivait ainsi cette gouache : « La Chute d’Icare, en 1943, entre deux bandes d’un bleu profond, comportait en son centre un faisceau de lumière noire, où l’Icare était ménagé en blanc, comme un mort, et des confidences mêmes de Matisse il ressort que les taches jaunes, soleils ou étoiles, si l’on s’en tient à la mythologie, en 1943, étaient des éclatements d’obus ». C’est donc là un nouveau témoignage de cette tension entre noir et blanc, exacerbée dans le contexte de la Seconde guerre mondiale. Cette tension se retrouve partout, même dans les plus colorées des gouaches. Elle est frappante dans L’Escargot, réalisée en 1953, un an avant le décès du peintre (fig. 04), également intitulée La Composition chromatique, et animée par un énorme mouvement centrifuge spiralé qui a pu donner par analogie son autre nom à cette œuvre d’un très grand format. Composition chromatique lui convient mieux, puisqu’il s’agit en effet, non pas de la représentation figurative d’un gastéropode, mais bien d’une composition de pures couleurs entraînant l’œil dans un mouvement tourbillonnant. La dynamique est donnée par l’importance quantitative des papiers colorés découpés – déchirés pour certains –, mais aussi leur orientation et bien sûr leur position (au-dessus ou en dessous de celui à côté duquel il est collé), et bien entendu les contrastes de couleurs ; le fait d’opposer des contrastes de complémentaires ajoute encore à cet effet, bien qu’il ne faille pas réduire la dynamique de la composition à ce genre d’opposition dont Matisse n’était pas très friand (cf. EPA, p. 49). Il n’empêche que la seule position orthogonale de deux des papiers est un couple de complémentaires : bleu et orangé. On trouve aussi une opposition entre rouge et vert, et surtout celle que Van Gogh considérait comme la quatrième paire de complémentaires : le blanc et le noir. Il est en effet frappant de constater que si la composition est entourée d’orange, le centre est blanc, de sorte que ce blanc forme un fort contraste avec le noir vers lequel l’œil est immédiatement attiré, de sorte que le mouvement spiralé peut être perçu comme débutant précisément par la forme noire, puis descendant sur la gauche pour remonter vers la droite, l’inclination des papiers et leur position (dessus ou dessous) guidant le regard.

Fig. 5 – Henri Matisse, Acanthes, 1953, gouache sur papier, maquette pour une céramique, 311,7 x 351,8 cm.
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Fig. 5 – Henri Matisse, Acanthes, 1953, gouache sur papier, maquette pour une céramique, 311,7 x 351,8 cm.

Les intenses expérimentations faites par Matisse durant cette époque montrent combien il était soucieux des rapports entre formes et couleurs qui combinent de manière magistrale leurs effets dans nombre d’œuvres. Dans une gouache de 1953, Acanthes (fig. 05), on peut apprécier combien la force de chaque couleur est différente en fonction de sa forme et de sa distribution. Les papiers découpés rouges forment en effet un bouquet dynamique qui explose, et fait exploser le tout, notamment en direction des lamelles jaunes qui apparaissent comme des flammèches. Les bouquets de formes bleues et orangées à droite se ressemblent, formant un tout ramassé ; ce ne sont plus des fleurs, mais des forces en expansion ; dans la partie gauche, le vert plus soutenu de forme plus arrondie amène le regard vers le haut, vers un autre vert semblable. À regarder l’ensemble, on peut penser que c'est au rouge central qu’est dévolu le rôle d'embrasement.  

Fig. 6 – Henri Matisse, La Gerbe, 1953, maquette pour une céramique, gouache sur papier, 294 x 350 cm.
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Fig. 6 – Henri Matisse, La Gerbe, 1953, maquette pour une céramique, gouache sur papier, 294 x 350 cm.

Matisse ne cessant d’expérimenter, il est frappant de réaliser à quel point chaque œuvre présente une solution différente. Dans La Gerbe (1953) (fig. 06), les feuilles se ressemblent, bien qu’elles soient de couleurs différentes. On pourrait donc penser, à première vue, qu’ici il n’y a pas d’interaction entre forme et couleur, mais seulement le choix de couleurs différentes pour des formes semblables. Cependant, à y regarder de plus près, on finit par trouver une correspondance entre formes et couleurs : les feuilles rouges sont plus petites, ramassées et arrondies ; les vertes et les bleues plus allongées. Une feuille verte dans la partie inférieure, occupant une position presque centrée est beaucoup plus élancée que les autres et tire la composition vers le haut. Enfin, on notera que les feuilles noires sont toutes dans la partie supérieure, et ressortent sur le fond blanc. Il y a là à la fois un contraste fort qui attire l’attention et une sorte de barrière visuelle qui redynamise la composition, freine la circulation du regard vers le haut et le relance vers l’intérieur.

La Chapelle du Rosaire à Vence

Fig. 7 – Henri Matisse, La Gerbe, 1953, maquette pour une céramique, gouache sur papier, 294 x 350 cm.
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Fig. 7 – Henri Matisse, La Gerbe, 1953, maquette pour une céramique, gouache sur papier, 294 x 350 cm.

Je terminerai ce bref tour d’horizon par l’ensemble réalisé par Matisse pour une église dominicaine, la Chapelle du Rosaire à Vence, pour laquelle Matisse aura énormément travaillé, plus de trois ans, et qui a été inaugurée en 1951. Là aussi, les papiers découpés auront servi de méthode pour la réalisation de cet ensemble auquel Matisse tenait énormément, et c’est la raison pour laquelle il a été inclus dans l’exposition, où l’on voyait notamment la maquette de papiers découpés pour l’un des vitraux (fig. 07). On fera tout d’abord remarquer que l’habit des Dominicains est noir et blanc. Matisse n’était pas sans savoir que nombreux sont les artistes qui ont représenté saint Dominique par un contraste de noir et blanc. Il ne s’y est pas pris autrement, en réduisant le dessin à ses traits essentiels. Il devait d’ailleurs déclarer : « j’ai compris le noir et blanc des costumes des sœurs comme un des éléments de la composition de la Chapelle » (EPA, p. 260).

La décoration a été conçue comme un équilibre entre deux aspects difficilement conciliables à première vue : des vitraux de couleur et des panneaux de céramique blanche avec des dessins noirs très épurés. Si Matisse en a parlé comme de l’aboutissement de toute une vie, c’est qu’il y a réussi une synthèse entre couleur et noir et blanc, entre couleur et dessin, équilibrés par les valeurs et la composition. Comme il l’a déclaré : « Je dois jongler et tenir en équilibre expressif deux forces, la couleur du vitrail du côté droit et le blanc et noir sur tout le côté gauche » (EPA, p. 261). Et ailleurs : « Ce travail a été pour moi un enseignement. J’y ai fait jouer le jeu des équivalences. J’y ai fait s’équilibrer des matériaux d’apparence frustre avec des matériaux précieux. Les choses se sont rapprochées et ont chanté par la loi des contrastes ». (EPA, p. 265) Mais à quoi tient cette nécessité d’équilibrer couleur des vitraux et noir et blanc des carreaux de céramique sur le mur opposé ?

Il y a équilibre dans les deux sens. D’abord, des vitraux vis-à-vis du noir et blanc. Comme Matisse l’a bien noté : la mission des vitraux « est de transfigurer le noir et blanc qui règnent sur ce sanctuaire dominicain et d’y faire rayonner tout le prisme solaire » (EPA, p. 265). Ainsi, par cette transfiguration, la couleur est introduite au sein du noir et blanc et vient l’illuminer, noir et blanc qui, nous l’avons vu, caractérise l’ordre des Dominicains. Ensuite, du noir et blanc vis-à-vis des vitraux. Ici encore, on peut se laisser guider par l’artiste lorsqu’il écrit : « Vous verrez comme l’intensité d’une seule ligne noire peut équilibrer l’impact des vitraux de couleurs » (EPA, p. 263). Mais pourquoi faut-il équilibrer cet impact ? Matisse ne le dit pas, mais comme beaucoup de coloristes, il était conscient des dangers de la couleur. Ici encore, il est important de relativiser l’idée d’une libération de la couleur conçue comme pur hédonisme, pur plaisir auquel il faudrait s’adonner sans frein. Nombre de coloristes, et non des moindres, ont exprimé leur crainte face aux dangers d’une couleur sans entraves, et certains se sont laissés aller à confier leur dégoût vis-à-vis d’elle. Tel est notamment le cas de Van Gogh, de Bonnard, du Derain fauve, pour ne citer qu’eux. Ce dégoût de la couleur chez les peintres coloristes est plus fréquent qu’on ne pense, bien que peu osent l’avouer (15). Matisse s’en était confié, en 1944, à son éditeur Tériade, au moment où il réalisait, en découpant dans le vif de la couleur, les belles planches de Jazz : «  Au fait ! la couleur me dégoûte en ce moment et je n’ose l’écrire. (…) tout mon être se révolte devant son importance envahissante » (EPA, note 61, p. 197). La clé se trouve dans la dernière phrase : la couleur envahit tout et c’est la raison pour laquelle il faut la brider. Vers la même époque, en 1943, il écrira également : « Lorsque ma couleur arrivait à une trop grande force d’expansion, je la meurtrissais – ce qui ne veut pas dire que je l’assombrissais – afin que mes formes parviennent à plus de stabilité et de caractère » (EPA, p. 195). Cette crainte d’une couleur trop envahissante ou trop expansive explique la nécessité de l’équilibrer, de la brider par le noir et blanc et c’est la raison pour laquelle Matisse était particulièrement satisfait des résultats de la Chapelle de Vence en termes d’équilibre et de contraste. La couleur, en effet, comme il l’écrira ailleurs « est somptuosité et réclame » (EPA, p. 202) ; dès lors tout le travail du coloriste consiste à équilibrer les rapports et à lutter contre la présence trop envahissante des couleurs en la tempérant par le recours au noir et blanc.

Cependant, il est à noter que le même problème se pose aussi au sein même des couleurs : il est nécessaire d’équilibrer sans cesse leur rapport entre elles. Et c’est aussi ce à quoi Matisse se sera employé. Dans les vitraux de Vence, il explique qu’il a utilisé trois couleurs : un bleu outremer, un vert bouteille et un jaune citron. Cependant, leur traitement est différent : « le jaune est dépoli et en devient seulement translucide, tandis que le bleu et le vert restent transparents, donc tout à fait limpides » (EPA, p. 259). A quoi est due cette différence ? A leur luminosité. Le jaune étant le plus lumineux, il aurait écrasé les autres couleurs par sa force d’expansion, si celle-ci n’avait été atténuée par l’usage d’un verre dépoli. Dans ce rapport de force, il faut donc constamment chercher l’équilibre, et c’est ce que Matisse s’est efforcé de faire. À cet égard, il a souvent joué de la tension entre couleur et noir et blanc, illuminant le noir et le blanc par la couleur, mais aussi tempérant la couleur par le noir et blanc. Si les uns comme les autres sont des forces, les couleurs ne sont pas une pure positivité qu’il suffirait d’exalter ; elles sont, comme toutes les forces, des éléments qu’il faut dompter et endiguer si l’on veut maintenir des rapports équilibrés entre eux. Et c’est vers cette fin qu’a tendu une grande partie des efforts que Matisse aura déployés durant toute sa vie.

Notes

NuméroNote
1J’ai développé ce point pour la fin du XIXe siècle dans un texte à paraître, « Le clair-obscur avec la couleur dans l’impressionnisme et le post-impressionnisme », in La Lumière parle, éd. Cousinié (Frédéric), Presses de l’université de Rouen, sous presse.