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Art en général - Antiquité - Moyen Age - Europe - Histoire de l'art Jacqueline Leclercq-Marx La Sirène dans la pensée et dans l'art de l'Antiquité et du Moyen Age Du mythe païen au symbole chrétien
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Reporticle : 100 Version : 1 Rédaction : 09/11/1997 Publication : 02/10/2014

Conclusion générale. Entre culture savante et culture populaire

Ill. 180 - Psautier de Gui de Dampierre (Thérouanne, 1266-1275). Bruxelles, Bibliothèque Royale Albert Ier.
Photo Bibliothèque Royale, Bruxelles.Fermer
Ill. 180 - Psautier de Gui de Dampierre (Thérouanne, 1266-1275).
Ill. 181 - Londres, Brit. Lib., Add. ms. 24686 (Angleterre, c. 1284).
Photo d’après L.M.C. Randall, Images in the Margins of Gothic Manuscripts, Ill. 498.Fermer
Ill. 181 - Londres, Brit. Lib., Add. ms. 24686 (Angleterre, c. 1284).
Ill. 182 - Rouen (Seine-Maritime), cathédrale Notre-Dame, portail des Libraires. Quatrefeuilles, fin du XIIIe s.
Photo J.-Cl. Vinourd, RouenFermer
Ill. 182 - Rouen (Seine-Maritime), cathédrale Notre-Dame, portail des Libraires. Quatrefeuilles, fin du XIIIe s.
Ill. 183 - Rouen (Seine-Maritime), cathédrale Notre-Dame, portail des Libraires. Quatrefeuilles, fin du XIIIes.
Photo J.-Cl. Vinourd, RouenFermer
Ill. 183 - Rouen (Seine-Maritime), cathédrale Notre-Dame, portail des Libraires. Quatrefeuilles, fin du XIIIes.
Ill. 184 - Strasbourg (Bas-Rhin), cathédrale Notre-Dame, transept nord. Niche décorative, XIIIe s.
Photo Michel Wiedemann.Fermer
Ill. 184 - Strasbourg (Bas-Rhin), cathédrale Notre-Dame, transept nord. Niche décorative, XIIIe s.

La désacralisation progressive de la nature intervenue dans le courant du XIIe siècle – bien avant la découverte de la science aristotélicienne et arabe –, provoqua une crise dont les conséquences affectèrent bientôt tous les domaines de la pensée et de la création. Il en résulta notamment une réduction du merveilleux allant de pair avec une modification dans l'usage des ressources symboliques d'une certaine forme de contemplation du monde. Aux structures figées d'un univers symbolique conçu à partir d'abstractions mystiques et pseudo-scientifiques, allaient en succéder d'autres, déduites des phénomènes physiques, et étudiées au sein du quadrivium, le cadre encyclopédique des sciences. Aux monstres du bestiaire – population imaginaire d'un monde fantasmé et uniquement appréhendé à travers l'écran du symbolisme –, on substitua peu à peu les bêtes familières. Et si les imagiers des bestiaires symboliques et monstreux sont concurrencés, aux chapiteaux des cathédrales, par les naturalistes qui y sculptent désormais de petites scènes animales ou humaines, c'est que déjà, dans les écoles et dans la vie, les esprits ont été éveillés au réalisme de ces observations (949). Cette curiosité vis-à-vis du monde extérieur s'accompagna d'une dédramatisation de la condition humaine consécutive au développement intellectuel et scolaire d'une morale profane, basée sur la loi naturelle, à côté de la morale surnaturelle. À l'inquiétude métaphysique de l'homme succédait une confiance nouvelle née de la réintégration de la nature entière dans son univers mental, et de la conscience du rôle qu'il avait à y jouer. L'homme se révélait en quelque sorte à lui-même, en devenant maître d'une nature à laquelle il lui revenait de donner un sens. Cette réhabilitation de la matière qui mit un terme à l'ambiguïté du platonisme et à l'inquiétude d'Augustin, ne pouvait que modifier ses modes de perception, de sensibilité et de représentation. Elle ne pouvait qu'équilibrer sagement ses « griseries dialectiques » et ses « intériorités illusoires ». Tournant le dos au contemptus mundi, l'homme pouvait enfin entrevoir une réconciliation avec les puissances animales et sensibles, qui ne fût pas que l'effet d'une ascèse psychologique et morale. Le temps n'était plus, en fait, aux psychomachies angoissées que Prudence avait imaginées, et que l'époque romane avait faites siennes dans son inquiétude profonde. L'opposition réglée des Vertus et des Vices représentés alors sous une apparence tout à fait humaine aux portails des cathédrales gothiques, exprimait bien mieux l'état d'esprit de cet âge nouveau où l'ordre prenait le pas sur le désordre dans un vaste mouvement de reconquête de l'harmonie et de l'unité. Être double, contre nature et symbolique par tradition, la Sirène n'avait plus, en fait, sa place dans l'art de la pensée d'une élite engagée dans un nouvel humanisme, qui sacrifiait davantage au fantastique et au bizarre qu'au monstrueux et qui préférait l'allégorie au symbole. Si on trouve la Sirène sculptée dans l'une ou l'autre cathédrale gothique – au portail des Libraires à celle de Rouen (ills 182 et 183) –, à Strasbourg où elle nourrit un siréneau (Ill. 184), à Lyon ... –, sa présence est uniquement décorative : elle n'a plus de message à livrer. De même, les Sirènes qui ornent parmi d'autres « grotesques » les marges et les initiales de manuscrits gothiques (ills 180 et 181), n'ont pas d'autres fonctions que d'amuser le regard.

Par ailleurs, les Sirènes secourables auxquelles il est fait allusion dans une interpolation de la Bataille Loquifer et dans le Tristan de Nanteuil, échappent à cette sorte de mythologie du Mal dans laquelle on avait coutume de les ranger, ainsi qu'au symbolisme qui était traditionnellement le leur dans la littérature religieuse et didactique. Cette réhabilitation des démones qu'on représente dès la fin du XIIe siècle en train d'allaiter leurs petits, peut être considérée – on l'a vu – comme la conséquence d'une ouverture certaine au surnaturel, en même temps que celle d'une préoccupation des chances de salut d'une créature participant de la nature humaine. Mais cette valorisation nouvelle s'explique encore davantage par l'émergence au sein des épopées savantes, d'une matière populaire dans laquelle les Sirènes apparaissent à la fin du XIe siècle au plus tard, comme des êtres réels, compatissants et pleins de sollicitude pour les marins en détresse. Très significativement, cette tradition est exclusivement liée à la Sirène sous sa forme d'ondine, ce qui nous incite à en voir l'origine dans un syncrétisme qui les mêle à d'autres divinités des eaux d'origine germanique et celtique, connotées positivement ou du moins ambivalentes. Le cas de Morgain la Fée, si proche de nos Sirènes à tant d'égards, en est un exemple convaincant. Cette confusion aurait été facilitée par l'usage du latin comme langue savante, et par l'adoption des auteurs profanes antiques comme modèles littéraires. L'existence parallèle d'une autre tradition populaire qui considérait au contraire les Sirènes comme des êtres vampiriques proches des lamies, nous a menée à d'autres conclusions. Exclusivement mise en rap- port avec les Sirènes-oiseaux, cette tradition n'est en fait que le prolongement de celle qui, dans la Basse Antiquité déjà, confondait entre eux tous les daemones meridiani auxquels se rattachaient les Sirènes. Il est intéressarit de savoir à ce propos que les clercs de même que les artistes de l'âge roman, attribuèrent un même symbolisme aux Sirènes, quelle que fût leur apparence. Tout au plus avons-nous remarqué que les Sirènes-oiseaux avaient été plus souvent représentées comme incarnations démoniaques que les Sirènes-poissons, davantage conçues comme symboles de vice, et particulièrement de luxure. Nous avons expliqué cette préférence par les connotations sexuelles de la queue de poisson, prolongement phallique en même temps qu'écran protecteur d'un sexe à la fois offert et refusé, ou plus exactement nié. Nous avons également recouru à ce type d'argument pour expliquer l'un des aspects du passage, entre le IVe et le VIIe siècle, de la Sirène-oiseau à la Sirène-poisson : matérialisant un fantasme de plus en plus sexualisé, il était logique qu'à la faveur du syncrétisme évoqué plus haut, la morphologie de la Sirène se sexualisât également. En effet les ailes de l'antique Sirène étaient trop évocatrices d'une idée de transcendance ou de sublimation pour symboliser tout à fait adéquatement le péché de la chair et la femme tentatrice, ce qui semble constituer sa fonction principale dans la littérature patristique et précarolingienne.

En fait, ce symbolisme constitue sans doute l'invariant le plus évident de toute l'histoire de la Sirène, même si c'est au christianisme qu'il revenait de le consacrer en faisant de la Sirène une sorte de doublet d'Ève, et d'Ulysse, la préfiguration du chrétien insensible à son charme fatal. Nous avons vu que cette interprétation allégorique très utilisée dans la littérature chrétienne – elle est attestée sans interruption depuis Clément d'Alexandrie jusqu'au Bas Moyen Âge – se situait dans le prolongement de l'exégèse païenne des mythes homériques. En effet, Sénèque employait déjà souvent l'image d'Ulysse vainqueur des Sirènes pour symboliser l'attitude du sage résistant aux plaisirs grossiers des sens à l'instar des philosophes néo-platoniciens et néo-pythagoriciens qui en faisaient même remonter l'origine à Pythagore. L'héroïsation dont Ulysse fut très tôt l'objet au sein de la secte ainsi que ses tendances ascétiques allant de pair avec une misogynie prononcée, confèrent quelque crédibilité à cette affirmation toutefois invérifiable. En tout état de cause, Ulysse, contempteur des plaisirs sensuels, assimilé ensuite au chrétien vertueux, voire au Christ lui-même, fut toujours lié à l'évocation savante de l'épisode homérique tant dans l'Antiquité que dans le Moyen Âge (ills 57 et 58). Dans une moindre mesure, la tradition attestée le plus anciennement chez Épicure, qui présentait les Sirènes d'Ulysse comme symboles d'une éducation axée sur les disciplines, jugées, comme la poésie par exemple, frivoles et même dangereuses, fut également reprise et adaptée par le christianisme. Elle fut associée à la condamnation de la culture profane, accusée de détourner le chrétien de l'étude de la théologie et de la prière. Cette interprétation, très fréquente chez les Pères de l'Église, continua à être utilisée soit comme telle, soit atténuée dans sa formulation, au cours des XIe et XIIe siècles. Si un Pierre Damien a encore recouru à l'image des Sirènes dans une violente diatribe dirigée contre la culture antique, Gunther de Pairis, au siècle suivant, s'en est plutôt servi pour évoquer la vanité de l'intérêt qu'on pouvait y trouver. Ainsi pour lui, le chant des Sirènes représente-t-il le charme puissant de cette culture profane, prisée par certains des siens, et qui les occupe « inutilement ». Dans un même ordre d'idées, les Sirènes ont également servi à symboliser l'attrait trompeur des doctrines hérétiques chez les Pères de l'Église. Par contre, ceux-ci ne paraissent pas avoir été sensibles aux analogies qui existent entre la tentation d'Ève par le serpent et celle d'Ulysse par les Sirènes, pour peu qu'on interprète aussi la leur comme une tentation de la Connaissance. Seul Cicéron a, semble-t-il, compris l'épisode homérique de cette manière.

Curieusement, le Moyen Âge emprunta aussi à l'Antiquité certaines conceptions plus positives des Sirènes, qui existaient indépendamment de la tradition homérique et de son exégèse. Ainsi trouve-t-on encore chez Alain de Lille, un écho de la conception platonicienne des Sirènes des sphères. Comme on l'a vu, cette tradition fut relayée jusqu'au XIIe siècle par Macrobe, Martianus Capella et par certains commentateurs médiévaux du Songe de Scipion, de même que par le Mythographe III du Vatican. La permanence d'une telle tradition s'explique aussi par le rôle d'intermédiaire que joua l'ange, successeur de la Sirène comme musicien cosmique et psychagogue, avec lequel elle n'a jamais cessé d'entretenir des rapports ambigus, ne fût-ce que par une morphologie parfois très ressemblante. De manière encore plus insolite, les oiseaux anthropomorphes qui apparaissent à Alexandre lors de son ascension, dans certaines versions médiévales du Roman d'Alexandre, ne sont pas sans rappeler eux aussi les antiques Sirènes célestes. Enfin, on ne saurait passer sous silence le passage, dans la langue des Pères puis dans celle des clercs, d'expressions dans lesquelles « Sirène » n'a pas forcément une acception négative ni même ambiguë : il évoque uniquement la séduction d'une œuvre littéraire, d'une voix, d'un langage, voire un certain charme physique.

Si l'on replace l'histoire des Sirènes dans celle des formes, on aperçoit là aussi une continuité tout à fait étonnante. Ainsi pourrions-nous dire en bref que la morphologie des Sirènes-poissons médiévales s'apparente à celle des tritones et des anguipèdes gréco-romains, et que celle des Sirènes-oiseaux n'a guère changé depuis l'Antiquité – du moins lorsque celles-ci n'ont pas été soumises à des déformations décoratives excessives. Comme les Sirènes-oiseaux antiques, en effet, elles n'ont parfois d'humain que le visage ou bien elles sont dotées d'un torse, lorsqu'elles jouent d'un instrument de musique par exemple. Ce qui apparaît plus problématique est la question des intermédiaires. Nous songerions bien, dans la lignée de Kurt Weitzmann (950) à un prototype byzantino-hellénistique – une Odyssée illustrée du type de l'Iliade Ambrosienne – si précisément on n'avait remplacé presque systématiquement les Sirènes-oiseaux par des Sirènes-poissons dans les illustrations occidentales les plus anciennes de l'épisode homérique, ou dans des scènes apparentées. Pour ce qui est des Sirènes-poissons et des ondines qui leur sont morphologiquement identiques, la filiation est parfois plus claire. Plusieurs d'entre elles, peintes dans des manuscrits carolingiens d'inspiration classique – ceux qui proviennent de scriptoria rémois notamment – dérivent directement des triton(e)s qui symbolisaient soit l'élément marin soit encore les Vents dans l'iconographie antique. On peut imaginer que les objets d'ivoire – les diptyques consulaires notamment – jouèrent un rôle non négligeable dans la transmission de ces formes. Quant aux Sirènes romanes sculptées dans nos églises, elles font parfois penser de façon assez précise aux tritones figurées dans des thiases marins, sur des sar- cophages romains. Elles rappellent aussi, dans certains cas, des statues en ronde bosse ou des bas-reliefs gallo-romains représentant aussi des tritones, à moins qu'elles soient directement inspirées – on en connaît un exemple – d'un décor en brique cuite d'époque carolingienne.

Cette permanence de contenu et de forme apparaîtrait somme toute assez banale – on l'a déjà souvent mise en évidence pour d'autres monstres médiévaux – si elle n'avait pas été contrariée par quelques retentissantes innovations et perverties par des influences interférentes. L'apport de la démonologie juive qui constitue l'une de celles-ci, s'est surtout manifesté par l'assimilation de la Sirène à toute une série d'esprits et de démons indifférenciés, ainsi qu'à la Lilith sémitique. Ce syncrétisme, facilité par une confusion au niveau de la traduction de plusieurs termes hébreux, eut notamment comme conséquence de « démoniser » la Sirène au sens juif et chrétien du terme. En effet, avant ce moment, elle avait toujours été perçue comme un démon ambivalent dans la religion grecque au sein de laquelle on la vénérait dans le cadre d'un culte chthonien des morts. C'est donc en tant qu'incarnation démoniaque que la Sirène fut révélée aux Pères de l'Église au cours de leur lecture de l'Ancien Testament. L'ampleur des commentaires que suscita notamment Es., 13, 21-22 – passage dans lequel il était précisément question de « Sirènes » dans la traduction des Septante – est révélatrice de l'intérêt que ce mot suscita chez les saints exégètes. L'étude d'un grand nombre de ces gloses – riche d'indications sur la ou les traductions grecques utilisée(s) par eux – nous a permis de conclure à une certaine uniformité de vues. La Sirène y est rarement évoquée comme une réalité – elle est même parfois qualifiée de fantasmata, sauf lorsqu'elle est présentée comme un esprit des lamentations hantant les déserts et les villes en ruine en compagnie des chacals. Cyrille d'Alexandrie est un des seuls à la décrire comme une sorte d'oiseau. Par contre, l'allusion aux Sirènes est souvent le centre d'allégories morales. Curieusement, ce fameux passage d'Isaïe sera répété de siècle en siècle jusqu'au Moyen Âge dans tous les exemplaires grecs et latins du Physiologus, en exergue du chapitre consacré aux Sirènes et aux onocentaures. Il revenait ainsi à ce curieux ouvrage, conçu sans doute au IIe siècle apr. J.-C., et mêlant la science à la théologie, de consacrer la double origine des Sirènes médiévales en faisant suivre le verset du prophète par une allusion – vague faut-il le reconnaître – à l'épisode d'Ulysse et des Sirènes.

Ill. 185 - Cambridge, Trinity College Lib., ms. 14.9 (Angleterre, XIIIe s.).
Photo Trinity College Library, Cambridge.Fermer
Ill. 185 - Cambridge, Trinity College Lib., ms. 14.9 (Angleterre, XIIIe s.).
Ill. 186 - Londres. Brit. Lib. Sloane ms. 278 (Angleterre, XIVe s.).
Photo by permission of the British Library ; The Warburg Institute London.Fermer
Ill. 186 - Londres. Brit. Lib. Sloane ms. 278 (Angleterre, XIVe s.).

Si la notion même de Sirène arrivait donc au Moyen Âge riche de tout un passé grec et moyen-oriental très complexe, sa forme nouvelle était également le fruit d'influences variées. On aurait en effet tort de croire que la Sirène-poisson médiévale dérive directement de la tritone antique : la ressemblance se limite presque exclusivement à la morphologie. Tout au plus peut-on leur reconnaître un rapport commun avec l'Amour et la Mort puisque les tritones étaient les servantes de Vénus et que leurs compagnons, assimilés aux Vents, accompagnaient l'âme des morts jusqu'aux Îles des Bienheureux, en soufflant dans leur cor, l'aura velificans. Mais à part ce lien somme toute assez ténu, rien ne rapprochait les Sirènes-oiseaux, démons hautement signifiants et connotés plutôt négativement, des tritones ichtyomorphes, innocentes déités marines conçues le plus souvent comme personnifications des flots et de l'écume. Pour comprendre la rencontre de la forme des unes avec le stéréotype des autres, il a fallu reconnaître à la queue de poisson tous les contenus associatifs auxquels nous avons déjà fait allusion. Il a également été nécessaire de recourir à l'intermédiaire d'autres divinités des eaux assimilées aux Sirènes à la faveur de traductions approximatives et de gloses ambiguës attirant l'attention sur leur caractère aquatique : Scylla dans le monde gréco-romain, des ondines indifférenciées dans les cultures celtique et germanique. À cet égard, il apparaît possible que la confusion des Sirènes et des autres divinités des eaux ait d'abord été faite par des artistes – moins nourris de culture classique que les hommes de lettres - avant de s'imposer à ces derniers comme un donné ou du moins comme une alternative. Comme on l'a mis en évidence, l'Angleterre et l'Irlande ont manifestement joué un rôle déterminant dans l'élaboration de la nouvelle forme des Sirènes – à l'instar, semble-t-il, de l'Égypte copte –, et favorisé sa diffusion dès le VIIe ou le VIIIe siècle.

Il serait toutefois illusoire de se représenter l'histoire des Sirènes comme un processus linéaire, et d'assigner à l'une ou l'autre région un rôle exclusif dans son évolution. En fait, chaque époque et chaque culture y apparaît impliquée à certains niveaux. N'empêche qu'on reste confondu devant la permanence des traditions les plus anciennes. C'est d'ailleurs cette évidence qui a motivé notre triple approche – thématique, chronologique et stratigraphique – du thème, de même que son origine à la fois savante et populaire. Comme on l'a vu, en effet, les discours médiévaux où il est question de Sirènes, restent le plus souvent parallèles: leurs niveaux se superposent plus qu'ils ne se mêlent suivant le milieu dont ils sont l'expression. Ainsi existe-t-il une plus grande distance entre les conceptions que se faisait des Sirènes le peuple et les intellectuels d'une même région et d'une même période, qu'entre un Clément d'Alexandrie, au IIe siècle, un Dungal Scot, au IXe siècle et un Bernard de Clairvaux, au XIIe siècle. Pour les seconds, les Sirènes n'ont jamais rien été d'autre que des symboles, tout se passant alors au seul niveau des mots, voire des incarnations démoniaques. Pour le peuple, par contre, les Sirènes ont toujours été conçues comme des êtres vivants. Ainsi les Sirènes-oiseaux et les lamies avec lesquelles on les confondait, n'ont cessé d'être craintes depuis l'Antiquité. De même, on peut imaginer que la réalité des Sirènes-poissons bienveillantes ne fut jamais mise en doute par des gens simples et avides d'introduire un peu de merveilleux dans un quotidien souvent angoissant. À cet égard, il y a tout lieu de croire que les sermons populaires contribuèrent, de façon paradoxale, à la perpétuation de la croyance aux Sirènes. On conçoit en tout cas aisément l'effet que pouvaient produire les allusions symboliques qui y étaient faites, sur des imaginations un peu naïves et sans doute promptes à prendre parfois au sens propre ce qui devait l'être au sens figuré. Dans ce cas, les croyances paraissent donc s'être nourries de la tradition savante qu'elles ont récupérée de façon pour le moins inattendue.

Quoi qu'il en soit, l'écart qui a existé depuis l'Antiquité, entre conceptions savantes et populaires concernant les Sirènes, s'est maintenu jusqu'au Moyen Âge. On peut se demander à ce propos si cette distorsion est à mettre en rapport avec celle qu'on observe au niveau des textes et de leur illustration, ou si elle doit être plutôt imputée à la spécificité des différents domaines de la création et à leur autonomie les uns vis-à-vis des autres. En tout état de cause, tant dans les manuscrits carolingiens que romans du Physiologus, une Sirène-poisson figure souvent en lieu et place de la Sirène-oiseau qu'appelait pourtant une description précise. Une même indépendance par rapport aux sources écrites s'observe dans la manière dont les sculpteurs du XIIe siècle ont représenté les Sirènes. Même les œuvres qui semblent le plus souvent directement inspirées par les bestiaires, se révèlent à l'examen, indépendantes d'eux – non par l'esprit sans doute mais par la forme : il y a presque toujours quantité de détails dans la morphologie ou dans le contexte, qui les en séparent. Cette indépendance n'a toutefois pas empêché l'un ou l'autre emprunt, des préoccupations parallèles ni, bien entendu, de nombreuses rencontres dues à un fonds de culture commun. Ainsi peut-on considérer que les artistes ont transposé dans la pierre l'interprétation symbolique que les clercs donnaient des Sirènes quand ils les ont sculptées à proximité de « femmes aux serpents » ou de couples enlacés, ou bien encore'dotées d'attributs sataniques : cornes, queue de serpent ou sabots fendus. Mais d'une façon générale, peu d'œuvres où elles figurent peuvent être considérées comme des transpositions fidèles de textes médiévaux. Quant à l'influence inverse – celle de l'art sur le référent imaginaire des clercs – à propos de laquelle s'interrogeait Edmond Faral, on ne peut rien affirmer. Nous avons toutefois attiré l'attention sur le rôle précoce que semblent avoir joué les artistes dans l'accomplissement de la métamorphose de la Sirène-oiseau en Sirène- poisson, parallèlement à l'émergence d'une tradition orale et populaire au sein de la culture savante. Sans avoir donc été imperméables les uns aux autres, les différents domaines de la création médiévale où intervenaient les Sirènes ont plutôt développé des traditions qui leur sont demeurées spécifiques : ainsi ne rencontre-t-on que dans la sculpture et dans la fresque, des Sirènes intégrées dans des représentations de la mer céleste. De même, celles-ci ne symbolisent le signe du Verseau, ou la Terre nourricière que dans la sculpture. En tout cas, il n'y est jamais fait allusion dans des ouvrages de cosmographie ou d'astrologie. Par ailleurs, nous n'avons constaté aucun rapport entre l'activité des scriptoria spécialisés dans la copie d'exemplaires du Physiologus – en Angleterre notamment – et la fréquence de Sirènes dans l'ornementation des monuments situés sur un même territoire. Ce phénomène s'explique aisément lorsqu'on se souvient que, pour le clerc, l'allusion aux Sirènes était toujours signifiante, alors que l'artiste les représentait le plus souvent à des fins exclusivement orne- mentales.

C'est pourquoi la manière – très inégale – dont se répartissent les Sirènes romanes en Europe, s'explique surtout par l'influence des ateliers locaux au sein desquels le motif était ou n'était pas prisé. À cet égard, nous avons rappelé, à la suite de plusieurs spécialistes, le rôle tout à fait étonnant que jouèrent dans son expansion les ateliers émiliano-lombards. En effet, on peut sans doute imputer à leur intervention la plupart des Sirènes-poissons qui ornent les églises romanes au nord et à l'est du Rhin. D'une manière générale toutefois, c'est en France que l'on compte le plus grand nombre de Sirènes-oiseaux et de Sirènes-poissons. Nous avons vu qu'on pouvait parfois les faire dériver d'un même carnet de modèles, les rattacher à un même atelier, voire les attribuer à une même main. Nous avons également, après Jurgis Baltrušaïtis, noté l'adéquation des formes de la Sirène-poisson à la stylistique ornementale romane dont elles semblent même issues. En tout état de cause, nos motifs sont à l'origine de quelques réussites artistiques incontestables, notamment de très beaux chapiteaux et d'étonnantes miniatures.

Ill. 187 - Statuette de marbre (France, 2e quart du XIVe s.). Paris, Louvre.
Photo d’après Louvre, Trésors du Moyen Age, photo 4, p. 75.Fermer
Ill. 187 - Statuette de marbre (France, 2e quart du XIVe s.).

Comme on l'a compris, la Sirène fut donc à la fois le support symbolique de toute une série de valeurs essentielles du Moyen Âge, et l'un des éléments essentiels de la stylistique ornementale romane qui en exprima l'idéal esthétique. Dans ces êtres ambigus se rejoignaient métaphoriquement les peurs mêlées de fascination que le Moyen Âge éprouva devant toutes les formes de l'altérité, et notamment la femme. Ainsi Marie, nouveIIe Ève, peut-eIIe apparaître à certains égards comme le contrepoint positif des Sirènes quand eIIe est du moins glorifiée comme Étoile de la mer, Stella maris dans les hymnes, ou représentée en train de les fouler aux pieds (Ill. 187). La Sirène, symbole des dangers de la mer comme de ceux' qui guet- tent l'âme chrétienne, n'avait-eIIe pas été un jour assimilée aux étoiles du ciel? Étrange rencontre de l'en- fer et des cieux, de la mort et de la vie, de l'eau et de l'air, au sein d'un être qui, on l'a vu, a toujours tenu autant de l'ange que de la bête.

Ill. 188 - Miséricorde de stalle. Carnforth, Cartmel Priory (Lancashire), XVe s.
Photo d’après G.C. Druce. Some abnormal and composite human Forms, pl. XI.Fermer
Ill. 188 - Miséricorde de stalle. Carnforth, Cartmel Priory (Lancashire), XVe s.

En fait, c'est précisément cette ambiguïté fondamentale résultant à la fois du caractère élémentaire de la Sirène et de son origine archétypale (951), qui permit tous les syncrétismes dont eIIe fut l'objet, et qui explique aussi la double valorisation – positive et négative – qu'on lui a reconnue tour à tour et même simultanément, au cours des siècles. Ces valorisations contradictoires témoignent aussi de la permanence, jusqu'au Moyen Âge, de deux systèmes de valeurs tout à fait opposés, l'un étant l'expression de l'idéologie dominante – celle de la religion chrétienne –, l'autre étant celle de la masse populaire illettrée, vivant encore dans un monde hanté de bons et de mauvais esprits, et proche des forces de la nature. L'apparition des « bonnes » Sirènes dans la littérature médiévale peut donc s'interpréter aussi comme l'émergence au sein d'un discours conforme à l'idéologie dominante, d'une forme d'ailleurs subversive qui avait été réprimée jusqu'alors dans l'écrit mais qui, vraisemblablement, n'avait jamais cessé d'exister au niveau de la culture orale et populaire.

Si l'époque gothique apparaît à certains égards comme l'âge de la réconciliation, il ne lui appartenait pas encore de reconnaître la femme dans son identité et surtout dans son altérité : ni l'élaboration des doctrines courtoises, ni le développement du culte marial ne doivent faire illusion à cet égard. Toutefois ce ne fut plus aux Sirènes qu'il incomba de symboliser cette incompréhension séculaire: eIIes venaient enfin d'être reconnues pour ce qu'elles étaient vraiment – d'innocents monstres, « candides », comme eût dit Silla Consoli – et ne convenaient donc plus à cet usage. En littérature, on leur substitua la Pucelle venimeuse (952) ou Mélusine, dont le corps monstrueux exprime encore la peur séculaire d'une connivence entre la femme et l'animal, et condense en lui tous les signes d'une féminité mal vécue par les hommes, sauf dans ses rapports avec la maternité. Dans la réalité, on recourut désormais aux sorcières, vécues comme intermédiaires de Satan, comme ennemies du Prince et encore davantage comme image négative de la féminité et de la vieillesse (953). Dès lors les pires fantasmes anti-féministes allaient pouvoir se déchaîner, non plus sur d'insaisissables Sirènes imaginaires mais bien sur des exclus réels (954). Comme on le sait, on brûla les Sorcières.

Notes

NuméroNote
949Marie-Dominique CHENU, « L'homme et la nature. Perspectives sur la renaissance du XIIe siècle », Archives d'histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 19, 1952, p. 51.
950K. WEITZMANN, Illustrations in Roll and Codex. A Study of the Origin and Method of Text Illustration, Princeton, Princeton University Press, 1970 (Studies in Manuscript Illumination), p. 40-42 et, du même : « The Survival of Mythological Representations in early Christian and Byzantine Art and their Impact on Christian Iconography », Dumbarton Oaks Papers, 14, 1960, p. 45-68.
951V. infra, p. 239-242 : Pour une approche anthropologique et psychologique du thème.
952Intéressants développements à son sujet dans Cl. THOMASSET, Une vision du monde à la fin du XIIIe siècle. Commentaire du Dialogue de Placides et Timea, Genève, Droz, 1982 (Publications romanes et françaises, 161).
953 V. not. Jacqueline LECLERCQ-KADANER (-MARX), « Typologie des scènes de sorcellerie au Moyen Âge et à la Renaissance. Esquisse d'une évolution », Sorcellerie et Magie (dir. H. HASQUIN), Bruxelles, éd. de l'Université de Bruxelles, 1984 (Laïcité, 5), p. 39-59.
954Sur la problématique des exclus réels et des exclus imaginaires du Moyen Âge, voir J. LE GOFF, « Contacts et non-contacts dans l'Occident médiéval », Culture et travail intellectuel dans l'Occident médiéval. Bilan des « Colloques d'humanisme médiéval » (1960-1980), Paris, C.N.R.S., 1981, p. 73-74.