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Architecture - Epoque contemporaine - Mexique - Histoire de l'art Nicolas Gilsoul Vers une nouvelle architecture émotionnelle ? L'empirisme de Luis Barragan en héritage
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Reporticle : 157 Version : 1 Rédaction : 01/01/2008 Publication : 04/01/2016

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique (2008, 6e série, T. 19, pp. 161-180).

L'architecture émotionnelle

Et si au lieu d'architecturer le jardin nous rêvions de jardiner l'architecture ?

Quel enjeu peut-il y avoir à projeter avec l'empirisme du jardinier ?

Un proverbe chinois nous dit que la vie débute le jour où l'on commence un jardin.

Le germe de l'architecture émotionnelle éclot dans l'œuvre de Luis Barragan en 1940, lorsque l'architecte, lassé du style des machines à habiter en vogue à l'époque, décide de se retirer du métier pour créer un jardin dans les faubourgs de Mexico.

Ce jardin, son jardin, devient le lieu de toutes les expériences, sans contraintes de temps, de commanditaire ou d'argent. Tour à tour topographie narrative, futaie évolutive, lisière d'observation ou clairière à rêver, le lieu accueille des artistes comme Frida Khalo, Orozco, Kiesler et Chucho Reyes. Très vite, Barragan y construit un abri pour offrir le gîte aux ouvrages ramenés de ses voyages en Europe. L'abri devient une bibliothèque, la bibliothèque un labyrinthe, puis une maison. Tous se jardinent au quotidien, taillant les cloisons un jour et dessouchant un pilier de briques le lendemain pour percer une vue vers les silhouettes volcaniques ou surprendre le vol stationnaire et matinal des colibris à robe rouge.

Les réalisations qui ont suivi cherchent toutes à atteindre l'habitant ou le simple visiteur au plus profond de sa psyché. Maisons, jardins, fragments de paysage ou chapelle franciscaine tentent de lui offrir un territoire de liberté où il puisse se retrouver en luimême et, à partir duquel, recueilli et serein, il appréhende le chaos du monde avec recul.

Luis Barragan déclare en 1980, à l'occasion de la réception du Pritzker price à New York, « croire en une architecture émotionnelle ». Le terme lui est familier depuis le début des années cinquante. C'est un artiste, Mathias Goeritz, qui le propose alors à Mexico, en réaction à l'hégémonie d'un fonctionnalisme radical. Il invite artistes et artisans à concevoir une expérience fraternelle qui devient le musée El Eco, support au Manifeste de l'Architecture émotionnelle (1954). Ce dernier refuse de réduire l'homme à sa seule dimension matérielle. Il propose une alternative aux « machines à habiter », devenues l'image de l'homme moderne plus qu'une réponse à une nécessité sociale. Il questionne l'homme dans toutes ses dimensions, à commencer par celles de l'émotion. Il ne s'agit pas de créer un « décor théâtral vide de sens » (1), mais de provoquer une élévation spirituelle, de stimuler la créativité de celui ou celle qui arpente ses espaces.

Luis Barragan, qui partage les inquiétudes sur la déshumanisation de la société par l'architecture, s'associe à Goertitz et bâtit El Eco au centre de Mexico. Son expérience de jardinier y trouve de nombreuses résonnances, notamment dans les méthodes empiriques qu'impliquent l'Architecture émotionnelle.

L'empirisme comme méthode dans le processus projectuel de Barragan

« Je pense que si les peintres peuvent modifier une toile complète, les architectes doivent pouvoir le faire dans leur travail, l'œuvre en soi étant un processus créatif » (2)

Barragan

Stimuler les émotions implique la participation consciente ou inconsciente du sujet. J'ai émis trois hypothèses sur les modalités spatiales d'implication sensible du visiteur dans les architectures émotionnelles de Barragan (3). L'une d'elles s'intéresse au réglage des ambiances, conçues par l'architecte comme de véritables mises en scène destinées à provoquer l'émotion. Chacun réagit avec sa propre sensibilité, son vécu, ses prérequis socioculturels, les performances de ses capteurs sensoriels et la créativité de son cerveau. Il s'agit donc de concevoir une théâtralisation qui soit la plus efficace possible, offrant des prises à de multiples visiteurs à l'image d'une œuvre d'art. Pour ce faire, Luis Barragan ne suit pas de recettes - en existe-t-il réellement ? Il expérimente, depuis la conception jusqu'à la réalisation et souvent au-delà, retouchant ses œuvres avec le temps pour les modeler au gré des humeurs.

Il les jardine selon son utopie de jardiner, comme l'aurait nommé Gilles Clément (4), celle de « susciter une sensation de bien-être » (5).

On peut parler d'architecte de terrain (6), même si pour le lecteur paysagiste français notamment, cette notion semble évidente. Bercés par les visions de Bernard Lassus, Michel Corajoud (7) ou encore Gilles Clément (8) sur l'incontournable première impression in situ comme moteur de projet, ces derniers conçoivent difficilement hors contexte. Il n'en est pas toujours de même ailleurs. Moins encore dans le monde des architectes. Barragan dédaigne pourtant le papier pour le chantier, se frottant à la réalité du site perçu et vécu.

Un de ses derniers associés, Raul Ferrera confie : « Luis ne dessine pas ; en vingt ans, jamais je ne l'ai vu penché sur la planche à dessin avec le Tet l'équerre. Il fournit des indications avec des petits croquis et donne quelques dimensions ou alors seulement, il parle » (9). Barragan lui-même, interrogé sur sa méthode de travail, confie « quand je commence un projet, j'envisage le début sans toucher le crayon, sans aucun dessin, j'imagine alors les choses les plus folles (...) » (10). Le processus créatif est lent. Il s'apparente selon les propres mots de Barragan à « une recherche patiente ».

Tous ses clients, de 1943 à 1981, s'accordent sur la longueur de ce processus à l'échelle de leur maison. Amateurs d'art et d'architecture, ils appartiennent tous à un milieu aisé (11). Ils laissent à l'architecte une très grande latitude quant à l'interprétation de leur programme et font preuve d'une patiente indulgence sur la durée du projet. Emilia Galvèz en témoigne en 1996 (12), s'estimant heureuse que sa maison n'ait pris que quatre ans pour sortir de terre alors que celle de Prieto Lopèz s'étale sur cinq années et la chapelle de Tlalpan sur sept.

Qu'en penseraient les chinois qui voient aujourd'hui une ville de gratte-ciels remplacer en quelques mois une montagne sous la pression capitaliste de notre siècle ? Ce temps de maturation s'explique par l'aspect empirique du processus créatif de Barragan, par le réglage obsessionnel de ses mises en scène et ses tests in situ à l'échelle 1:1.

Les quatre phases d'expérimentations de Luis Barragan

On peut classer ces expérimentations projectuelles en quatre phases : celle de l'arpentage du site lui-même au moment duquel le processus de projet commence, celle de la conception, celle de la réalisation et celle enfin, à regarder avec un peu de recul, de l'ensemble de sa production depuis 1940.

L'architecte confronte régulièrement ses expériences au regard critique de ses clients, collaborateurs, artisans et conseillers artistiques avant de questionner son propre jugement, s'entraînant à « voir » avec acuité les limites de tel ou tel mécanisme spatial. Wim van den Bergh parle d'« œil incarné » (13), rappelant l'importance pour Barragan d'une synergie des sens dans cette expérience émotionnelle de l'espace.

La place tenue par les collaborateurs est donc importante. La part des apports réciproques est complexe, voire impossible à discerner comme le note l'historienne Danièle Pauly. Les échanges sont constants et enrichissent le processus. Si Barragan veut parfois donner l'impression d'un artiste solitaire, sa démarche n'est absolument pas celle d'un créateur isolé. L'empirisme passe ici par le regard et l'expérience de l'Autre.

Arpenter

En 1940, il découvre ainsi le site du Pedregal à travers les peintures du volcanologue et peintre Geradillo Murillo, dit le Dr Atl. C'est avec lui et le photographe Salas Portugal qu'il commence l'arpentage minutieux et quotidien du site plusieurs mois durant, échangeant sur sa topographie, ses points de vue, son génie du lieu comme le nomme Tadao Ando (14) ou Christian Norberg-Schulz (15). L'œil de l'artiste affine celui de l'architecte qui y reconnaît un « art de voir » (16) indispensable à tout concepteur. Les dernières techniques de l'époque en photographie et l'œil assuré de Salas Portugal lui permettent ainsi par exemple de comparer des centaines de prises du même point de vue mais variant légèrement en luminosité (17). Ces indications vont guider les filtres végétaux ou architecturaux, l'orientation et la chorégraphie des visiteurs-acteurs dans le projet à venir en fonction de l'impact émotionnel maximum.

C'est par les heures de marche sur le site, et l'introspection qu'elles favorisent aussi peut-être, que mürit pour Barragan les premières idées de projet. Il propose au Pedregal un nouveau type d'habiter pour reprendre le terme d'Heiddeger. La maison est partie du paysage, elle s'y fond, s'y confond et entraîne l'homme à la regarder avec un respect nouveau, un émerveillement d'enfant. Pour en révéler les mystères, l'architecte doit d'abord les avoir vu lui-même, avoir pris le temps de regarder, parfois avec les yeux de l'autre.

Concevoir

L'empirisme s'étend à ce que nous nommons communément dans le métier de concepteur, la phase de conception. Elle apparaît dès les premiers entretiens avec les futurs habitants. Barragan avance par tâtonnements successifs, faisant lentement émerger des échanges avec le client un élément majeur du programme qui deviendra la base de la réflexion. « Je me fonde beaucoup sur l'intuition et les observations » (18), déclare-t-il. Ces longues discussions sont accompagnées de petits croquis et d'études préparatoires annotées par le client (19). Après avoir « testé » sur ce dernier le portrait raconté (20) du projet, sorte de scénario spatial développé par l'architecte pour faire « rêver » et visualiser les lieux au futur habitant, Barragan entame ce qu'il appelle ses recherches.

À partir de quelques croquis rapides, traduisant l'idée de base, les collaborateurs proposent quantité de variantes qui sont ensuite remises en cause, critiquées et modifiées. Ferrera indique que cette étape s'étale parfois sur plusieurs années : « J'ai présenté tant de fois à Luis mille alternatives, depuis les plans généraux et façades jusqu'aux portes, fenêtres et meubles(...). Mais nombre d'années passaient avant que je n'entende ces mots « en avant » qui approuvent totalement une alternative et que l'on puisse enfin dessiner pour construire la maison » (21). Il confie que Barragan mentionnait déjà alors couleurs et matériaux, « non comme quelque chose de définitif, mais comme une tentative ».

Fig.1 – Casa Gilardi, corridor de lumière jaune, Barragan.
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Fig.1 – Casa Gilardi, corridor de lumière jaune, Barragan.

Barragan prend le temps d'enrichir ses recherches en les soumettant à trois types de processus nourriciers. Le premier est la critique de ses collaborateurs (avant 1940 : Rafael Urzua, Juan Palomar Arias et Ignacio Diaz Morales ; après 1940 : (entre autres) Max Cetto, José Creixell, Andrés Casillas, Raul Ferrera, Alberto Chauvet...) et de ses conseillers parmi lesquels on retrouve notamment « Chucho » Reyes, Edmundo O'Gorman ou l'historien d'art Justino Fernandèz. Le second est une plongée quasi méditative et quotidienne dans sa bibliothèque. Barragan confie y consacrer la moitié de sa journée (22), feuilletant l'immense corpus (23) nourrissant ce que nous avons défini comme les réminiscences-sources (24), sorte d'immense grenier à souvenirs contenant les échos d'un inconscient collectif partageable. Au-delà des comparaisons possibles avec des solutions inspirantes similaires ou proches dans d'autres cultures ou d'autres régions, il nous semble que c'est par la plongée méditative elle-même que l'architecte pense préciser et affiner son regard critique à ce stade (25). Le troisième passe par la fabrication de petites maquettes d'étude en carton qui lui permettent de tester la volumétrie, les rythmes des percements en façade (26) et surtout le chemin de la lumière. On a retrouvé des traces de ces très empiriques « boîtes à lumière » pour la casa Barragan, la casa Galvèz et la casa Gilardi. Plusieurs variantes sont même testées pour cette dernière (27), précisément pour l'éclairage du corridor principal avant que Barragan ne se décide pour d 'étroites fentes verticales au vitrage coloré (Fig. 1).

Construire

Fig. 2 – Casa Galvez, patio d'eau, Barragan.
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Fig. 2 – Casa Galvez, patio d'eau, Barragan.
Fig. 3 – Ecuries San Cristobal, Los Clubes, le mur portique et le pédiluve, Barragan.
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Fig. 3 – Ecuries San Cristobal, Los Clubes, le mur portique et le pédiluve, Barragan.

La troisième phase cruciale du processus expéririlental est celle du chantier. L'architecte y passe beaucoup de temps avec les artisans et effectue de nombreux tests grandeur nature in situ à l'image des maquettes de carton, modifiant souvent des fragments importants du projet. Ces modifications viennent parfois très tardivement dans la construction, quelquefois même après l'installation des habitants, prolongeant encore d'autant la réalisation. Ainsi par exemple, Madame Galvèz raconte que l'architecte, fréquemment accueilli chez lui après l'achèvement de la maison, décide à l'occasion d'une de ses visites, en descendant l'escalier entre étage et salon, de faire élever un mur de retour créant un petit patio d'eau pour fermer une perspective sur la cour qu'il considère trop directe (28) (fig. 02). Barbara Meyer se souvient qu'il a fait abattre le long mur portique du ranch San Cristobal à Los Clubes (fig. 03) pour le déplacer d'à peine cinquante centimètres (29), et Francesco Gilardi explique qu'il a fait descendre dans sa maison la dalle de béton de dix centimètres « modifiant complètement l'espace du séjour » (30). Ce souci de précision témoigne d'une recherche minutieuse de justesse et d'un réglage in situ qui rappelle ceux d'autres architectes ou jardiniers pour lesquels Barragan avait une certaine admiration. Parmi eux on peut citer Ferdinand Bac ou encore Adolf Loos, dont les propos, cités par Neutra lors d'une conférence en 1937 à Mexico sont soulignés par Barragan (31) : « si je veux des lambris d'une certaine hauteur, je me mets devant le mur, j'étends la main à cette hauteur et le menuisier trace une marque avec son crayon. Ensuite je recule et je regarde de cet endroit-ci, d'un autre, et de toutes mes forces je me représente le résultat. C'est la seule façon humaine de décider de la hauteur d'un lambris, ou de la largeur d'une fenêtre ». Ces modifications impliquent, de façon très pragmatique, une complète adhésion des artisans à ces changements fréquents et une patience hors norme. Diaz Morales explique que cela était devenu possible grâce à l'implication du regard des artisans eux-mêmes dans le processus : « c'est une des choses les plus brillantes chez Luis, écrit-il, de pouvoir être celui qui contrôle la composition architectonique spatiale en la dirigeant avec l'inspiration de ses propres artisans » (32). Francisco Gilardi parle de relation privilégiée avec certains d'entre eux : « tu n'as pas idée de ses relations avec ses ouvriers ; il y en avait un(...) qui arrivait avec des pantalons violet fluorescents et une chemise verte et Barragan en était stupéfait ; c'était le seul auquel il demandait son avis pour les couleurs et à personne d'autre(...). Il avait un chef de chantier merveilleux qui l'adorait, une personne qu'il connaissait depuis longtemps et qui avait une patience énorme » (33).

Fig. 4 – Casa Gilardi, le jacaranda central, Barragan.
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Fig. 4 – Casa Gilardi, le jacaranda central, Barragan.

Une des dernières étapes du chantier consistait dans la mise en couleur du projet. Là encore, Barragan travaille de manière empirique, réglant ses ambiances avec lenteur, testant des variantes in situ avec l'aide parfois des photographies de Salas Portugal (34). Barbara Meyer confirme combien pour elle, « sa démarche est celle d'un coloriste » (35), se rappelant qu'il a changé à neuf reprises la couleur de la cage d'escalier pour finalement choisir le blanc. Le paysagiste Paolo Burghi (36) explique qu'afin de déterminer la couleur des façades de la casa Gilardi, Barragan lui avait avoué avoir d'abord tout peint en blanc, puis, varié les couleurs à ses frais pour déterminer celle qui aurait le plus grand impact émotionnel. Sur le même chantier, dans lequel Barragan a probablement le plus expérimenté l'influence de la couleur sur la perception spatiale, Francisco Gilardi rapporte que pour les murs du patio, Barragan choisit un jour sur place de ne peindre en violet que ceux visibles depuis l'intérieur de la maison, s'appuyant sur la couleur des fleurs du jacaranda autour duquel le projet s'articule afin avait-il dit « de rendre perceptible l'harmonie chromatique » (37) (fig. 04). Pour se rendre compte de l'aspect empirique de cette phase, il est intéressant d'entendre cet autre témoignage de Gilardi à propos du pilier construit dans le bassin : « il l'a d'abord réalisé en carton avec deux poteaux de bois et il l'a recouvert de papier de couleur ; (...)les jours passaient, il le regardait ; je me rappelle être parti pendant presqu'un mois et demi(...) ; quand je suis revenu, le bassin était encore peint en blanc et il n'avait pris aucune décision pour les couleurs. Il vivait dans cet univers : apprécier des choses des heures durant » (38). À propos de cet élément architectonique, Barragan explique qu'il n'a aucun rôle structurel, mais qu'il « devait être là » pour « apporter de la lumière à l'espace et améliorer ses proportions générales » (39).

Affiner

Fig. 5 – Casa Lopez, Evolution des volumes du patio d'entrée, Barragan.
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Fig. 5 – Casa Lopez, Evolution des volumes du patio d'entrée, Barragan.

Il est possible de voir une quatrième phase d'expérimentation en considérant l'ensemble de son œuvre depuis 1940. Chaque projet est une tentative d'atteindre cet idéal d'architecture émotionnelle et une combinaison d'ambiances spatiales dont certaines de leurs composantes vont être reprises, adaptées et améliorées au fil des réalisations (fig. 05). Ainsi par exemple les bassins d'eau, d'abord anecdotiques, s'intègrent de plus en plus à la composition générale et deviennent à Los Clubes le formant fédérateur de l'ambiance. Les grandes baies donnant sur le jardin (souvent depuis le salon) vont évoluer aussi d'un projet sur l'autre. Leur cadre va progressivement entrer dans une pénombre contrôlée afin de mieux faire ressortir une vue du jardin, elle-même creusée par les jeux de profondeur accentués par l'implantation de massifs (à la casa Prieto Lapez par exemple) et par une étude chromatique (à la casa Galvez notamment). Sa propre maison est elle-même le terrain d'expérimentations par excellence d'autant qu'il en est le seul maître. Juan Palomar confie (40) qu'elle évolue avec lui, changeant souvent d'aspect et d'atmosphère selon ses propres états d'âme. Il s'agit non seulement de l'aménagement et du choix des couleurs, mais aussi d'excroissances, de nouvelles pièces, intérieures ou extérieures, vivant au rythme de ses recherches. C'est le cas notamment du patio des Jarres,. apparu après quelques années de vie dans les lieux et qui complique, ou rend plus subtil selon les sensibilités l'accès au jardin depuis l'atelier. Il en est de même pour l'élévation progressive des murs de la terrasse qui vont abstraire progressivement 1’environnement (y compris le jardin sur lequel la terrasse formait un belvédère à l'origine) à l'exception d'un bout de ciel changeant. Juan Palomar me confiait qu'il travaillait de la même manière dans son jardin, quotidiennement, coupant telle branche pour dégager une vue, favoriser telle ombre sur un mur ou accompagnant le mouvement d'un tronc pour ouvrir une porte « naturelle » sur une clairière.

Érosion ou évolutions ?

Que devient un jardin lorsque le jardinier a disparu ? Et l'architecture émotionnelle ?

L’oeuvre de Barragan est très fragile. Ses jardins ont aujourd’hui presque tous disparu, ses maisons ont été modifiées voire démolies ou englobées dans de vastes condominium sécurisés. Sa propre maison-jardin est devenue un musée, un mausolée où l'on peut voir ses disques côtoyer les photos d'une femme élancée - idole d'une époque -, piégée dans les reflets d'une sphère miroir. Dehors la jungle envahit la clairière centrale et l'ombre gagne sur la lumière. Pourtant l'espace émotionnel agit toujours (41), appelant l'introspection dans un silence étonné au cœur de Mexico City.

Combien de temps avons-nous avant que le jardinier ne doive à nouveau inventer pour anticiper au plus près les métamorphoses de nos émotions ?

Notre société occidentale consumériste est-elle prête à accorder un peu de temps à l'empirisme du jardinier pour lui permettre de mieux s'écouter rêver ? On ne peut qu'envisager avec espoir les potentiels d'une nouvelle architecture émotionnelle nourrie par exemple en ce XXIe siècle par les dernières recherches sur le fonctionnement de nos cerveaux (notamment ceux très créatifs de notre mémoire des émotions). Ses enjeux questionnent une alternative à une certaine production architecturale contemporaine qui collectionne les exploits chiffrés de nouvelles machines à habiter propres, réduisant l'homme à un simple consommateur d'air et producteur de déchets. Maurice Sauzet parle de contre-architecture pour réenchanter le monde (42). Peter Zumthor évoque aussi ses patients réglages aux thermes de Vals (43). Marc Barani confie le lent calage in situ d'une caresse enherbée sous l'aile suspendue d'une villa à Cannes (44). Ces architectes travaillent la fragile matière de notre psyché. Leurs méthodes sont empiriques comme celles d'un jardinier cultivant nos émotions.

Sensible à cette créative impermanence, fasciné par ses résonances avec notre fonctionnement cérébral et animé par le sentiment qu'elle permet d'éviter les pièges de la mode, je poursuis la quête initiée par l'architecture émotionnelle. J'en ai fait le point d'orgue de mes travaux, mêlant recherches (45), enseignement (46) et réalisations empiriques (47).

C'est peut-être sur l'île de Nakdong, dans l'extrême sud coréen, que l'expérience est la plus lisible (48). En 2004, l'organisation BIARC de Busan y lance un concours international pour la construction d'un vaste Ecomusée. Les objectifs principaux sont d'apprendre à voir le paysage, à comprendre les mécanismes du temps et les transformations de notre environnement.

Projection : Nakdong, 2022

Au sud de la dense ville de Busan, creuset du nouveau cinéma coréen, face aux rives dorées du Japon, un immense nuage d'oiseaux migrateurs se pose délicatement sur les marais de l'Île, au milieu de la rivière Nakdong. La brume révèle les verticales des roseaux et celles plus élancées encore des structures de l'Écomusée. Sur une plateforme de verre suspendue, une dizaine d'enfants emmitouflés, miment, inconscients, un autre ballet éphémère. Le verre émerge d'un long bâtiment qui rappelle le Nautilus de Jules Verne, davantage par sa devise - mobilis in mobile - que par ses formes (Fig. 6). Ces deux vaisseaux à émotions observent, recyclent et survivent à travers l'imaginaire et le paysage. Ils profitent de leurs dynamiques pour progresser et s'adapter constamment.

Implanter

Fig. 6 – Ecomusée de Nakdong, vue d'oiseau, Gilsoul.
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Fig. 6 – Ecomusée de Nakdong, vue d'oiseau, Gilsoul.

L'implantation sur le site est un moment délicat et magique. Dans le cas d'un écomusée, cette insertion est fondatrice des relations à venir : rapports au lieu, au paysage, à soi et aux dynamiques présentes. L'île fend les courants de la large rivière Nakdong, à quelques encablures de son delta sur la mer. Pratiquement horizontale, la topographie se creuse légèrement par endroits pour accueillir zones humides, marécages et prés inondables envahis de plantes hydrophiles. Glissé entre deux bosquets sombres, le marats au bord duquel va grandir le musée est irrigué par les mouvements cycliques des eaux débordantes de la rivière.

    2 images Diaporama

    À l'image des ganivelles de chataîgners qm retiennent les dunes dans le nord de la France, une structure métallique de plusieurs mètres plonge dans les eaux mouvantes du marais. Elle retient, perturbe et façonne un sol meuble. Les courants et les vents travaillent. Le processus est lent, empirique, parfois aléatoire. La compréhension du processus, son jardinage est essentiel. Les sédiments s'accumulent et construisent trois fins doigts de terre s'avançant sur la surface miroir de l'eau (Fig. 7). Chacun vise, au-delà des tourbières et des prés inondés, un élément majeur et signifiant du grand paysage : le Mont Yi-Mi, les bassins des eaux pures et les tours scintillantes de Busan (Fig. 8). Ils les « capturent vivants » dans la tradition ancestrale des cadrages des Jardins chinois et japonais (49), s'attachant à en montrer les métamorphoses davantage que l'objet isolé. Ces trois directions projettent le regard (et la psyché) bien au-delà des limites du site, vers l'horizon d'un territoire.

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    Fig. 9 – Ecomusée de Nakdong, pavillon d'accueil et restaurant, Gilsoul.
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    Fig. 9 – Ecomusée de Nakdong, pavillon d'accueil et restaurant, Gilsoul.

    La structure en ganivelles construit le sol, guide l'œil puis le pas. Elle deviendra par la suite, lorsque le sol sera suffisamment jardiné, l'ossature principale du bâtiment, son épine dorsale porteuse autant que son voile de ventelles verticales (fig. 09). En divisant le programme en trois entités, le projet articule un réseau de promenades d'herbes hautes en effleurements graciles et une architecture pavillonnaire plus discrète. La symbiose est délicate. Elle nécessite une participation active des deux organismes (le socle naturel et l'engin qui s'y repose). L'écomusée déploie de longues toitures plantées de sedum et de mousses, absorbant plus d'un tiers de l'eau de pluie. Le reste est dirigé vers les structures en ganivelles, jardinant le sol et nourrissant les gourmandes hydrophiles. D'étranges tiroirs géants pénètrent les flancs du laboratoire et profitent de ces rencontres pour en observer les comportements. Ces empirismes renouvelés interrogent l'intuition du jardinier. Un réseau géothermique, une réflexion bioclimatique sur l'ensoleillement et la ventilation naturelle complètent la pensée autonome de l'architecture (fig. 09). La Nature était là, la machine est en place et le temps travaille. La vocation du musée est d'apprendre à voir et à comprendre l'environnement de la rivière Nakdong (et à partir de là, des paysages migratoires sud-coréens). Le programme prévoit des laboratoires, des salles de conférence, une bibliothèque et aussi des salles d'expositions temporaires et provisoires. L'apprentissage de ce regard va ici commencer en amont du musée lui-même, à travers les jardinages incessants du site par l'homme et la nature. Les promenades, les cadrages, les matières, les rythmes du pas suggérés par le tracé, les sons provoqués ou écoutés et les dynamiques qui animent leurs relations, participent à la théâtralisation de cet enseignement. C'est une sorte d'école buissonnière, de pédagogie douce qui forme l'œil en amont du bâti. Le visiteur devient acteur en le parcourant, en l'observant et en le jardinant inconsciemment (une graine transportée sous la semelle, un nouveau chemin).

    La Nature vit, la machine fonctionne et l'homme participe, éveillé.

    Gilles Clément témoigne : « la façon dont on conçoit, mais aussi dont on reçoit le monde, influence la manière dont on s'en occupe » (50).

    L'architecture émotionnelle du XXIe siècle parviendra-t-elle à initier l'homme à un nouvel animisme écologique ? Pourrait-elle le transformer en jardinier (planétaire) afin qu'à son tour, il accompagne le mouvement infini de ses utopies dans un nouveau rapport à la nature ?

    Notes

    NuméroNote
    1« El arte de hacer... » in Luis BARRAGAN, Ensayos y apuntes para bosquejo critico, 1985. Museo-Rufino Tamayo, México D.F.
    2Ibid.
    3Gilsoul NICOLAS, 2008, L'architecture émotionnelle au service du projet. Etude des fonctionnements des mécanismes scénographiques de l'oeuvre de Luis Barragan entre 1940 et 1980, Thèse de doctorat en Science de l'Architecture et du Paysage, sous la direction de Gilles Clément, LAREP, ENSP Versailles et AgroParis-Tech. Les trois hypothèses sont l'utilisation de déclencheurs de mémoire (réminiscences) pour provoquer l'individuation ; le réglage des mises en scènes ambiantales (isolement et cadrage) pour suggérer la contemplation introspective ; et enfin le traitement des espaces blancs (transitions, prises) pour induire le désir (la surprise) et engager l'errance.
    4CLÉMENT Gilles, JONES L., 2006, Gilles Clément : Une écologie humaniste, éd. Aubanel, Paris.
    5Interview par Jorge Salvat cité in PAULY Danièle, 2008 (rééd.2002), Barragan, L'espace et l'ombre, le nnlr et la couleur, Birkhaüser, Bâle.
    6Terme employé par Wim van den Bergh in VAN DEN BERGH W., ZWARTS K., 2006, Luis Barragan. The eye embodied, Pale Pink Publishers, Maastricht.
    7PROSZYNSKA, 2000, Michel Corajoud, collection visage, Hartmann édition/Ecole Nationale Supérieure du Paysage, Paris.
    8CLEMENT Gilles, 2004, La sagesse du jardinier, L'œil neuf, Paris, mais aussi plusieurs notes pédagogiques (dont 2007 et 2008) destinées à l'enseignement du projet, archives de l'ENSP.
    9« Trabajo con Luis Barragan » in Luis Barragan. arquitecto, 1985, Museo Rufino Tamayo, catalogue d'exposition, Mexico.
    10Barragan Luis interview par SALVAT Jorge, 1981, « Luis Barraga : Riflessi messicani. Colloqui di modo », Modo, n. 45, déc., Milan.
    11À l'exception des nonnes du couvent de Tlalpan pour lequel Barragan autofinance la réalisation du projet comme offrande à Saint-François, devenant ainsi maître d'œuvre et maître d'ouvrage en même temps.
    12Interrogé par D. Pauly le 17 mai 1996 à Chimalistac, Mexico.
    13VAN DEN BERGH W., ZWARTS K., 2006, op. cit.
    14NUSSAUME Y., 1999, « Tadao Ando et la question du milieu. Réflexions sur l'architecture et le paysage », Le Moniteur, Paris
    15NORBERG-SCHULZ Christian, 1997, « L'Art du lieu. Architecture et paysage, permanence et mutations », Le Moniteur, Paris.
    16BARRAGAN Luis, 1980, The Hyatt Foundation. The Pritzker Architecture Prize 1980, discours prononcé le 3 juin 1980 à l'occasion de la réception du prix, Archives Foundacion de Arquitectura Tapatia Luis Barragan, Guadalajara.
    17EGGENER Keith L., 2001, Luis Barragan’s gardens of El Pedregal, Princeton Architectural Press, New York.
    18Barragan Luis interview par SALVAT Jorge, 1981, « Luis Barragan : Rifiessi messicani. Colloqui di modo », Modo, n. 45, déc., Milan.
    19Cf. dessins exposés par la Fondation Barra gan au Vitra Museum en 2000 : ZANCO F., 2001, Luis Barragan. The Quiet Revolution, Skira, Milan, et qui montrent notamment autant de variantes élaborées pour le bassin de la casa Gilardi.
    20Hablo retrado, littéralement portrait raconté. Phase « littéraire » empruntée au paysagiste Ferdinand Bac qui développe une sorte de scénario spatial mettant en scène l'auditeur dans l'univers d'ambiances successives du futur projet. Sans illustration graphique, le conteur fait appel à l'imagination de son interlocuteur.
    21Cité par Pauly in PAULY, Danièle, 2002, Barragan. L'espace et l'ombre, le mur et la couleur, Birkhaüser, Bâle.
    22FIGUEROA-CASTREJON A., 1989, El A rte de ver con inocencia : plasticas con Luis Barragan, UAM, Azcopotzalco, Mexico D.F.
    23Étudié par l'ethnologue Alvaro in ALFARO Alfonso, 1996, Voces de tinta dormida, itinerarios espirituales de Luis Barragan, Artes de Mexico, coleccion Libros de la espiral, Mexico D.F.
    24Voir article « Évocations. Architectures émotionnelles de Luis Barragan », in Carnets du paysage à venir au printemps 2009, Actes sud/ENSP, Paris.
    25Ce besoin de temps pour « se préparer » à créer est partagé par de nombreux artistes. Le cinéaste David Lynch en donne sa vision personnelle dans son dernier ouvrage Mon histoire vraie (la méditation du poisson, éd. Sonatine, 2008, Paris), où il note l'importance de la méditation transcendantale dans son processus créatif. Une autre forme méditative (associée à l'expérimentation physique du concept de jardin en mouvement) est celle que prend le jardinage que s'impose Gilles Clément plus de quatre mois par an à la Vallée
    26Barbara Meyer se souvient avoir vu plusieurs variantes de sa façade d'entrée en modèle réduit, de petits morceaux de carton noir faisant office de baie alors que Barragan lui demandait de choisir « la plus attrayante ». Ces propos sont issus de l'interview de Meyer réalisé par D. Pauly le 1er octobre 1996 à Mexico.
    27Cf. dessins exposés in BARRAGAN, The Quiet Revolution, op. cit.
    28Inter v iew par Pauly en mar s 1996, op. cit.
    29Interview par Pa ul y en octobre 1996, op. cit.
    30« Entrevi sta con el Sr. Francisco Gilardi », E.X. de Anda A., Mexico, 2 août 1989, in DE ANDA E. dir., 1989, Luis Barragan. Cla ssico del silencio, SomoSur coleccion, Bogota.
    31Dans le manuscrit de la conférence donnée par Neutra à Mexico glissé dans l 'ouvrage Planificar para sobrevivir de R. NEUTRA, Fondo de Cultura Economica, 1957, Mexico, et retrouvé dans sa bibliothèque personnelle.
    32« Entrevista con el arq. Diaz Morales », Enrique X. de Anda Alanis, in DE ANDA E. dir., 1989, Luis Barragan. Classico del silencio, SomoSur coleccion, Bogota.
    33Gilardi, cité par PAULY, op. cit.
    34EGGENER Keith L., 2001, Luis Barragan's gardens of El Pedregal, Princeton Architectural Press, New York.
    35Interview par PAULY, op. cit.
    36Interview par NG le 24 février 2008 à Lanzarote. Paolo Burghi a bien connu Barragan et rend hommage à son enseignement dans son propre travail.
    37GILARDI, op. cit.
    38GILARDI, op. cit.
    39« Color as a structure. The Newest House by Luis Barragan », interview par Marie Pierre Toll.
    40Interrogé par NG à Guadalajara, en mars 2007.
    41Voir les résultats des quatre campagnes d'enquêtes menées a Mexico city in « L'architecture émotionnelle au service du projet. Étude des fonctionnements des mécanismes scénographiques de l'œuvre de Luis Barragan entre 1940 et 1980 », Thèse de doctorat en Science de l'Architecture et du Paysage, Nicolas GILSOUL, op. cit.
    42SAUZET M, YOUNES Ch., 2008, Contre architecture. L'espace réenchanté, éd. Massin, Paris.
    43Peter Zumthor expose son processus de projet jusqu'au 2 novembre 2008 à la LXFactory de Lisbonne dans le cadre d'Experimentadesign 2009
    44Interrogé par NG en décembre 2006.
    45Thése de Doctorat (op. cit.) soutenue par le Prix de la Fondation Ochs-Lefevre et l'Académie royale de Belgique, articles parus entre autre dans les Carnets du paysages (Actes sud), Transcape, Revue Générale, Topia, mais aussi les résultats de plus de douze mois de recherches et de projets à l'Académie de France à Rome (Villa Medicis) comme lauréat du Prix de Rome en 1999-2000.
    46Professeur à l'Académie des Beaux-Arts de Bruxelles, Maître de Conférence à l'École Nationale Supérieure du Paysage de Versailles et Professeur invité notamment à la Peter Rice University, SCI-ARC Los Angeles (Vico program), École Nationale Supérieure d'Architecture de Versailles.
    47Nombreux projets en architecture et en paysage (notamment en collaboration avec Gilles Clément) : not. Projet pour le nouveau quartier Serpentine au sud de Vancouver (lauréat du Prix Ernest Acker de l'Académie royale de Belgique), le parc linéaire de la petite ceinture de Bruxelles (Prix Bonduelle de l'Académie royale de Belgique).
    48Projet récompensé par le Prix de l'Excellence Architecturale, BIARC, 2004.
    49Dans le jardin chinois puis japonais, ce type de cadrage (et de façon de regarder) se nomme shakkei ou ikedori, ce qui peut se traduire littéralement par « capture vivant ».
    50Gilles Clément interrogé à Versailles le 24 septembre 2008 par Nicolas Gilsoul.