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Bande dessinée - Epoque contemporaine - Monde - Histoire de l'art Pierre Franck Une brève introduction à la bande dessinée L'art de l'image en déséquilibre
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Reporticle : 44 Version : 1 Rédaction : 15/10/2012 Publication : 23/01/2013

Tentative de définition

Alain Dodier - Jérôme K. Jérôme Bloche – Zelda, Dupuis, 2004. L’ellipse : entre les deux cases, bien des choses se sont passées !
Reproductions extraites de Alain Dodier - Jérôme K. Jérôme Bloche – Zelda, Dupuis, 2004.Fermer
L’ellipse : entre les deux cases, bien des choses se sont passées !

En première analyse, la bande dessinée est une forme de narration par l’image consistant à aligner (d’où le terme « bande ») des scènes dessinées qui représentent chronologiquement divers moments de l’action dans le temps. Cet enchaînement de scènes a conduit Will Eisner à qualifier la bande dessinée de « principale application de l'art séquentiel sur papier » (1)

Les personnages peuvent s’exprimer au moyen d’un phylactère, ou bulle, artifice permettant de représenter la parole ou la pensée ; l’action pouvant éventuellement être précisée grâce à des textes récitatifs. L’art de la bande dessinée consiste donc à faire comprendre au lecteur le déroulement d’une action continue dans le temps en n’en présentant que quelques instants; c’est l’art de l’ellipse. Comme le dit fort bien Scott McCloud : « Les cases d'une bande dessinée fragmentent à la fois l'espace et le temps, proposant sur un rythme haché des instants qui ne sont pas enchaînés. Mais notre sens de l'ellipse nous permet de relier ces instants et de construire mentalement une réalité globale et continue. »  (2) .

La forme séquentielle

Faire remonter la bande dessinée à la préhistoire est une attitude fort commune, quoique difficilement justifiable. En 1942 déjà, l’American Institute of Graphic Art organisait une exposition consacrée à la bande dessinée, son histoire et sa signification, qui présente les peintures rupestres de la grotte de Lascaux, découverte deux ans plus tôt, comme étant aux sources de la bande dessinée. Or, rien ne permet de dire que ces dessins constituent des évènements séquentiels d’un même récit. Le grand nombre de symboles accompagnant les représentations animales milite d’ailleurs pour une interprétation religieuse, magique ou chamanique de ces peintures.

Différents arts adoptent la forme séquentielle, mais pour autant, toute mise en relation directe se révèle inappropriée. L’apparente structure formelle des linéaments d’un récit politique ou mythologique ne suffit pas pour accréditer une filiation. A titre d’exemple, si la colonne Trajane propose une narration inscrite dans le monument et si la tapisserie de Bayeux consigne le temps de la chronique médiévale, leurs intentions fondatrices relèvent de référents culturels et historiques très dissemblables.

Par ailleurs, la bande dessinée est une expression radicalement contemporaine. Elle propose une syntaxe qui se donne comme une réponse de l’image à la lettre. Tout en se servant du littéraire, le monde du visuel répond au récit. Par la fragmentation du récit, par le découpage, par le rythme, par le montage, la bande dessinée participe d’une esthétique nouvelle qui engage la visualité dans le champ de l’image/mouvement.

Rodolphe Töpffer, l’inventeur de la bande dessinée

Rodolphe Töpffer, portrait par J-L. Lugardon.
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Rodolphe Töpffer.

En fait, la bande dessinée telle que nous la connaissons trouve son origine dans le travail du pédagogue suisse Rodolphe Töpffer ou Toepffer (1799 – 1846)  (3).

Fils du peintre d’origine allemande Wolfgang Töpffer, dont le père s’était installé à Genève afin de bénéficier du climat de liberté qui régnait dans cette cité, il est fort attiré par les arts graphiques mais doit cependant renoncer à entreprendre la même carrière que son père en raison d’une affection aux yeux et se consacre à la littérature. En 1825 il ouvre un pensionnat ; les excursions pédestres qu’il organise pour ses pensionnaires donneront lieu à Voyages en zigzag qui relate ces expéditions et qu’il illustrera de dessins à la plume. Il publiera également de nombreux romans et divers travaux dont un Essai de physiognomonie. Mais il est surtout connu pour ses histoires en images (il publiera sept de ces petits récits fantaisistes et satiriques : Histoire de M. Jabot (1833), Monsieur Crépin (1837), Les amours de M. Vieux Bois (1837), Monsieur Pencil (1840), Le Docteur Festus (1840), Histoire d’Albert (1845) et M. Cryptogame (1846)).

Rodolphe Töpffer, Les amours de Monsieur Vieux Bois, Pierre Horay, 1996.
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Rodolphe Töpffer, Les amours de Monsieur Vieux Bois.

Il n’est pas douteux que Töpffer soit l’inventeur de la bande dessinée moderne, comme en témoigne cette phrase de la préface de l’Histoire de M. Jabot : «Les dessins, sans le texte, n’auraient qu’une signification obscure ; le texte, sans les dessins ne signifierait rien. Le tout ensemble forme une espèce de roman d’autant plus original qu’il ne ressemble pas mieux à un roman qu’autre chose.» Le grand Goethe ne s’y trompe d’ailleurs pas et s’enthousiasme : «C’est vraiment fou, tout pétille de talent et d’esprit. S’il choisit un jour un sujet moins frivole, et s’il s’applique un peu plus, ce qu’il fera dépassera toute idée !»  (4) . Une lecture un peu superficielle de ces ouvrages pourrait faire croire qu’il s’agit d’essais rapides ou d’amusements de dilettante. Il n’en est rien, l’apparente maladresse des cadres, du trait et du texte est un choix artistique délibéré. Töpffer s’en explique à divers endroits car, en plus d’être le génial inventeur d’un nouveau genre littéraire, il en est aussi le premier théoricien. Ainsi, dans son Essai de physiognomonie, indique-t-il les raisons de l’usage du dessin au trait : «Bien qu'il soit un moyen d'imitation entièrement conventionnel […], le trait graphique n'en est pas moins un procédé qui suffit […] à toutes les exigences de l'expression, comme à toutes celles de la clarté. […] Cette nue simplicité qu'il comporte contribue à en rendre le sens plus lumineux […] Ceci vient qu'il ne donne de l'objet que ses caractères essentiels.»  (5)

De même, lorsqu’il s’agit de trouver un artiste pour graver ses dessins sur bois afin de les publier dans l’Illustration, Töpffer insiste auprès de l’éditeur pour que l’exécution « …fut confiée non pas tant à un habile dessinateur - car Dieu préserve qu’on aille refroidir par de la correction hors de place ce qui doit être servi chaud et salé - qu’à un crayon bouffon, docile aussi, et capable de respecter mes bêtises de dessin, mes hyperboles d’expression et de mouvement, comme de ne s’enchaîner pas aux procédés rafraîchissants du calque et de la copie seulement servile et glacée .»

L’originalité prodigieuse de Töpffer ne se manifeste pas que dans le graphisme ; il invente aussi bon nombre de concepts qui font encore partie aujourd’hui des fondements de la bande dessinée. Non seulement Töpffer invente par exemple le cadre et les vignettes, mais il en fait varier le nombre et la dimension en fonction du rythme de l’action.

Au niveau du scénario, Töpffer concentre l’attention du lecteur sur le héros principal en ne faisant qu’esquisser les personnages secondaires. Il distingue les caractères permanents d’un individu de ceux, par essence temporaires, traduisant ses états d’âme et, de ce fait, jette les bases de la lisibilité des images. Ceci peut apparaître actuellement comme une évidence, mais ce ne devait pas être le cas à l’époque et l’effet est important, même sur un esprit aussi puissant que celui de Goethe : « On doit admirer au plus haut point la manière dont un fantôme comme celui de Mr Jabot reproduit son individualité impossible sous les formes les plus variées, et dans un ouvrage qui donne l’illusion de la réalité. »  (6)

Évolutions récentes

Moebius, Arzach, Les Humanoïdes Associés, 2006.
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Moebius, Arzach.

La présence de texte, indispensable à la compréhension selon Töpffer, n’est pas une règle universelle. Il existe en effet des bandes dessinées muettes parfaitement compréhensibles, telles Arzach de Moebius (1975), La mouche de Lewis Trondheim (1995) ou plus récemment 3’’ de Marc-Antoine Matthieu (2011). Bien avant cela, les auteurs de « gags » en quelques vignettes avaient déjà exploité les possibilités de la bande dessinée muette qui présente l’avantage de ne pas nécessiter de traduction et dont les productions peuvent dès lors être diffusées dans le monde entier ; l’intérêt économique est évident. C’est le cas, par exemple, de Max l’explorateur de Bara, …. Au même titre qu’il existe un théâtre sans parole : le mime, il existe une bande dessinée sans texte. Par ailleurs, une bande dessinée muette n’est pas nécessairement dépourvue de bulles, mais celles-ci ne contiennent alors que des pictogrammes, des onomatopées ou des dessins permettant d’exprimer des idées, des états d’âme ou des ambiances particulières.

Philippe Druillet, Les 6 voyages de Lone Sloane, Albin Michel, 2000 .
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Philippe Druillet, Lone Sloane.
Andreas, Capricorne, L’objet, Le Lombard, 1999.
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Andreas, Capricorne, L’objet.

Enfin, la succession de cadres indiquant clairement la chronologie des faits n’est pas non plus indispensable à la compréhension du récit. Philippe Druillet, par exemple, bouleverse les sages conventions de la bande dessinée : les cases volent en éclats et s'enchâssent dans des compositions psychédéliques enluminées d'éléments décoratifs. Chaque planche est pensée comme un tableau que le lecteur aborde dans son ensemble avant de s'engouffrer dans la finesse des détails et des perspectives vertigineuses. Sans nécessairement s’affranchir complètement des conventions « séquentielles » de la bande dessinée, de nombreux auteurs ont utilisé avec bonheur la liberté qui leur est donnée de segmenter la page comme bon leur semble, avec des cases de formes et dimensions variables ; c’est notamment le cas d’Andréas, virtuose en la matière.  (7)

Le 9ème art

Le terme « 9ème Art » est dû à Morris, le créateur de Lucky Luke, qui anime à partir de décembre 1964 une rubrique du journal de Spirou intitulée Neuvième Art et sous-titrée Le musée de la bande dessinée. Cette appellation, audacieuse à une époque où la bande dessinée est considérée comme une activité mineure destinée à la jeunesse, ouvre le débat sur la nature de la bande dessinée : est-ce de l’art (comme les arts décoratifs ou certaines formes particulièrement nobles de l’artisanat : l’ébénisterie, la lutherie, etc …) ou un Art ? Cette question ne fait plus guère débat de nos jours ; la bande dessinée est en effet largement considérée comme un Art, mais ses spécificités par rapport à la peinture, à la littérature romanesque ou au cinéma ne sont pas nécessairement bien comprises.

Christophe, La famille Fenouillard, Librairie Armand Colin, 2004.
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Christophe, La famille Fenouillard.

En ce qui concerne le cinéma, la liberté de diviser une page sans contraintes différencie la bande dessinée du 7ème Art dont l’action se trouve inscrite dans une « fenêtre » de dimension fixe. De plus, l’aspect discontinu de la bande dessinée basée sur la succession de cases immobiles distingue évidemment profondément les deux médias : le cinéma ne fait guère appel à l’ellipse. Ceci n’empêche pas la bande dessinée d’avoir abondamment puisé dans les techniques de cadrage du cinéma dès ses débuts, comme en témoigne par exemple La famille Fenouillard de Christophe (1889).

En 1984, Pierre Sterckx introduit le concept de « case mémorable » ; concept rendant compte que certaines images sidèrent le lecteur et s’inscrivent à jamais dans sa mémoire. Certes, nous avons (presque) tous de telles images en nous : celles mettant en scène Rascar Capac, la momie des Sept boules de cristal (Hergé); le signe de la Marque Jaune se projetant sur le mur d’un dock de Londres (Jacobs), Gil Bioskop pleurant John (Bilal), Corto Maltese contemplant deux lunes en Argentine (Pratt), etc … , mais la bande dessinée ne peut se réduire à des images que l’on accroche aux cimaises des galeries d’art et que l’on identifie, à tort ou à raison, à de l’art contemporain. La bande dessinée est un art qui mélange le narratif et l’iconique sans qu’il n’y ait de proportion idéale entre ces deux composants ; il y a des bandes dessinées qui racontent de fabuleuses histoires avec des dessins minimalistes ou faussement naïfs et se rapprochent du roman (c’est le cas de la production récente de la nouvelle vague française : Lewis Trondheim, Sfar, Dupuis et Berbérian, Blain, etc…) ou celles dont chaque vignette est un tableau (comme les somptueux dessins de Ledroit, Bilal, Loustal, Tardi, Pratt, Schuiten, Hislaire, Moebius, etc ...) et s’offrent comme une exposition.

Il faut se garder d’une approche purement picturale de la bande dessinée ; la différence entre un tableau et une case est d’importance. Le tableau condense une situation complexe en une image dont l’action se déroule à un moment précis et en un endroit défini. La case de bande dessinée est une image qui ne prend tout son sens que lorsqu’on connaît celle qui précède et celle qui suit (elle est, selon l’expression de Pierre Desnault-Deruelle, «une image en déséquilibre)  (8) »; elle segmente le temps alors que le tableau le fige.

Du narratif (Lewis Trondheim – La mouche, Seuil, 1995) à l’iconique (Enki Bilal – La femme piège, Les Humanoïdes Associés, 1990)
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Du narratif (Lewis Trondheim – La mouche) à l’iconique (Enki Bilal – La femme piège)

En guise de conclusion

Töpffer, inventeur génial de la bande dessinée, pensait que c’était la conjonction de l’image et du texte, l’un explicitant l’autre et vice versa, qui caractérisait ce nouvel art. Nous savons aujourd’hui que c’est le fait de construire une narration grâce à une succession d’images qui fait la bande dessinée. Que cette narration requière un texte ou pas n’a guère d’importance. Nous savons également qu’une succession de belles images ne constitue pas nécessairement une bande dessinée et qu’un récit passionnant peut être construit à partir d’images simplistes ou naïves. Il n’y a guère de confusion entre la bande dessinée et le cinéma ; l’image cinématographique se projette dans un cadre rectangulaire fixe alors que toute liberté est laissée au dessinateur de faire varier la taille et la forme des cases, d’en modifier le nombre par page et d’en choisir la disposition spatiale. Il est même tout à fait concevable de construire un récit par une suite d’images qui ne s’inscrivent pas dans des cases. Par contre, la bande dessinée a fait sienne toute une série de cadrages lorsqu’il s’agit, comme au cinéma, de mettre l’image en scène au sein de la case. La bande dessinée se distingue également de la peinture dans la mesure où un tableau cristallise une situation en une image figée dans le temps et l’espace, alors que la case n’est qu’un moment d’un récit et que la beauté d’une image de bande dessinée ou les émotions qu’elle suscite tiennent moins de sa qualité graphique intrinsèque que du récit qu’elle évoque.

Notes

NuméroNote
1Eisner (Will), La Bande dessinée, art séquentiel, Delcourt, 2009.
2 McCloud (Scott), L’Art invisible, Delcourt, 2007.