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Bande dessinée - Epoque contemporaine - Monde - Histoire de l'art Pierre Franck L'île des Morts Prolongements dans la bande dessinée
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Reporticle : 46 Version : 1 Rédaction : 15/10/2012 Publication : 01/02/2013

L’île des Morts d’Arnold Böcklin

Arnold Böcklin, L’île des morts, première version de 1880 (Kunstmuseum de Bâle).
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Arnold Böcklin, L’île des morts, première version de 1880.

Arnold Böcklin (1827-1901) est un peintre suisse s’inscrivant globalement dans le mouvement symboliste. Il réalise son œuvre majeure L’île des morts (Die Toteninsel) en 1880, une peinture à l'huile sur toile de grande dimension (80 cm x 150 cm). Elle représente une île au coucher du soleil, vers laquelle se dirige une embarcation conduite par un personnage que l’on peut identifier à Charon, le nocher des enfers. À ses côtés, un défunt debout, enveloppé dans son linceul, regarde vers la crique dans laquelle va entrer la barque. Cette œuvre est d’autant plus fascinante que la représentation du défunt, debout, et donc « vivant », est paradoxale.  (1)

Arnold Böcklin, L’île des morts, seconde version de 1880 (Metropolitan Museum de New York).
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Arnold Böcklin, L’île des morts, seconde version de 1880.

Böcklin réalisera diverses versions du même sujet, notamment: une version sur commande en 1880 également, celle de 1883 qui a appartenu à Hitler, celle de 1884 détruite pendant le bombardement de Rotterdam au cours de la Seconde Guerre et celle de 1886. Le ciel nocturne des deux premières versions fait place à un lever du jour quelque peu livide dans la troisième version et à une ambiance de tempête dans la dernière. Les deux dernières versions comportent également un mur fermant la crique et montrent un peu plus les interventions humaines.

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    Un sujet d’inspiration universel

    Roger Zélazny, L’île de morts, couverture, Flammarion - Collection J’ai Lu, 1973.
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    Roger Zélazny, L’île de morts.
    Jacques Tourneur, scène du film Vaudou (1943) – on reconnait le tableau de Böcklin en arrière plan.
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    Jacques Tourneur, scène du film Vaudou (1943).

    Cette œuvre inspira de nombreux artistes, qu’ils soient plasticiens, cinéastes, écrivains ou compositeurs et fit l’objet de nombreuses reproductions. Elle fut, dans les pays germaniques, l’équivalent de L’Angélus de Millet en France. Dans la littérature fantastique et de science-fiction, The Isle of the Dead de l’écrivain américain Roger Zelazny (1937-1995), est sans doute une des œuvres les plus connues faisant référence à la toile de Böcklin. Cet ouvrage raconte le combat de Francis Sandow, demi-dieu doué de la faculté de façonner des mondes, qui doit affronter un adversaire, dont on se doute qu’il s’agit de la Mort, sur l’île des défunts qu’il avait lui-même créée. Dans le domaine musical, c’est incontestablement le poème symphonique homonyme de Sergueï Rachmaninoff, composé en 1909, qui est passé à la postérité, avec son impressionnant premier mouvement suggérant le rythme des rames du passeur. Au cinéma, le tableau de Böcklin est un élément du décor dans le film Vaudou (I walked with a zombie) de Jacques Tourneur. Deux ans plus tard, Mark Robson réalise L’île des Morts qui se déroule dans une reconstitution en 3 dimensions de l’île du tableau. En peinture, Salvador Dali utilisa le thème dans une œuvre intitulée « La vraie image de l'Ile des morts à l'heure de l'angélus » et le peintre suisse Hans Ruedi Giger, concepteur des décors et personnages du film Alien en 1979, produisit deux intéressantes variations sur le même sujet.

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      Prolongements dans la bande dessinée

      L’île des morts se retrouve dans différentes œuvres de la bande dessinée, soit comme objet du récit, soit comme sujet connexe au récit, soit comme allusion ou décor ; la liste des œuvres présentées dans la suite n’a évidemment pas la prétention d’être exhaustive.

      L’Ile des morts de Thomas Mosdi et Guillaume Sorel

      Thomas Mosdi et Guillaume Sorel, L’île des morts - Mors ultima ratio, Vents d’Ouest, 1992.
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      Thomas Mosdi et Guillaume Sorel, L’île des morts - Mors ultima ratio.

      Thomas Mosdi, musicien et créateur de jeux de rôles, entame sa carrière de scénariste de bandes dessinées en 1991 avec L’île des morts dont Guillaume Sorel sera le dessinateur. Prolifique, inspiré, fasciné par l’étrange, il est aujourd’hui un auteur majeur de la bande dessinée fantastique.

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        Guillaume Sorel, outre les 5 tomes de l’île des morts, a également de nombreuses séries intéressantes à son actif, caractérisées par son style tourmenté et gothique. L’argument de l’œuvre est particulièrement original : obsédé par le célèbre tableau de Böcklin, un jeune peintre apprend qu'il ne s'agit pas d'une œuvre d'imagination mais bel et bien d'un paysage existant et décide alors d’entreprendre le voyage vers l'île en question. Cette quête du passage vers l’au-delà est cependant semée d’embûches car le tableau semble cristalliser des forces maléfiques œuvrant au retour des dieux oubliés. L’Eglise est bien évidemment partie prenante dans cette aventure car la possibilité d’un retour de l’île sonnerait la fin de la doctrine catholique.

        Les références au mythe de Cthulhu (2) et à tout l’imaginaire de H.P. Lovecraft, ainsi qu’à la légende du Hollandais Volant, donnent une épaisseur fascinante au scénario, mais le rend de ce fait complexe et parfois difficile à suivre.

        Revoir les étoiles de Milo Manara

        Manara, Revoir les étoiles, Casterman, 1998.
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        Manara, Revoir les étoiles.

        Grand maître de la bande dessinée érotique, Milo Manara a développé une réflexion ontologique assez profonde, en particulier dans les ouvrages qui mettent en scène son double de papier, Giuseppe Bergman, qu’il entraîne, libéré de toute contrainte de vraisemblance, dans des aventures fantasmatiques.

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          Dans Revoir les étoiles, Giuseppe Bergman rencontre une jeune femme qui semble ne posséder qu’un livre d’art et qui revit par l’imagination les scènes que représentent les tableaux reproduits dans le livre. Ceci permet à Manara de « revisiter » quelques grandes œuvres : La mort d’Ophélie de Millais, Le déjeuner sur l’herbe de Manet, Suzanne et les vieillards du Tintoret, de Véronèse ou de Van Dyck, Nastase et les honnêtes gens de Botticelli, … en réalisant des transpositions temporelles assez surprenantes.

          Finalement, en découvrant le tableau de Böcklin dans son livre, la jeune femme rêve et « vit » en même temps sa propre mort en se rendant sur l’île.

          Sambre de Bernar Yslaire

          Bernar Yslaire (de son vrai nom Bernard Hislaire) est entré dans l’histoire de la bande dessinée avec Sambre, sa première grande œuvre entamée en 1985. Un amour impossible, des passions extrêmes, le XIXe siècle et la révolution de 1848 pour décor, les ombres d’Eugène Delacroix et de Victor Hugo, la folie qui rôde; tous les ingrédients d’une grande histoire romantique sont rassemblés dans cette saga d’une famille bourgeoise rurale.

          Yslaire, La mer vue du purgatoire, Glénat, 2011.
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          Yslaire, La mer vue du purgatoire.

          Le jeune Bernard Sambre vient d'enterrer son père, mort après s'être crevé les yeux. Il laisse inachevée une œuvre étrange : "La guerre des yeux", dans laquelle il prétend que l’âme des gens se traduit par la couleur de leurs yeux, et que ceux qui ont les yeux rouges sont maudits et détruisent tous ceux qu'ils approchent. Bernard va rencontrer Julie, braconnière et fille d'une prostituée, qui croit que leurs destins sont liés … et qui a des yeux rouges ... La suite est la narration de cette relation funeste et des drames qu’elle engendrera.

          Le sixième volume de la saga : La mer vue du Purgatoire, commence par un rêve dans lequel Bernard appelle désespérément Julie dans un décor qui évoque l’île des Morts. Le texte est explicite : « Rappelle-toi … Nous nous étions jurés de mourir ensemble … Alors qu’attends-tu pour me rejoindre sur mon île ? »

          Bernard Hislaire explique la raison de cette image: « Dans le tome 6 de Sambre, cette " île aux morts " redessinée, esquissée, cristallisait pour moi la représentation du fantasme dépressif. L’ " ailleurs " cher aux Romantiques allemands était, au large de l'Irlande, un paysage méditerranéen en parfait contraste avec l'angoisse sublimée de Julie la bagnarde, au moment du naufrage et de sa volonté suicidaire pour retrouver son amant défunt. »  (3)

          Gaïl de Philippe Druillet

          Druillet, sérigraphie en couleur d’après Lone Sloane - Gail, Dargaud, 1984.
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          Druillet, Lone Sloane - Gail.
          Druillet, Lone Sloane - Gail, Dargaud, 1984.
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          Druillet, Lone Sloane – Gail.

          Personne avant Philippe Druillet n’avait osé une telle démesure dans la bande dessinée, démesure revendiquée au nom du courant psychédélique qui faisait fureur dans les années soixante. Dès 1966, en créant Lone Sloane, le néo-terrien insoumis, Philippe Druillet commence à bouleverser les sages conventions de la bande dessinée : les cases volent en éclats et s'enchâssent dans des compositions psychédéliques enluminées d'éléments décoratifs s’inspirant de l’art hindou, du gothique ou de l’Art Nouveau. Chaque planche est un tableau que l’on peut aborder dans son ensemble afin de jouir des perspectives vertigineuses, mais que l’on peut également apprécier en analysant tous les détails d’une grande finesse. Le chromatisme puissant et le foisonnement apparemment désordonné des personnages concourent à donner cette impression d’hallucination chère au psychédélisme. Druillet développe ainsi une anticipation fantastique qui n’a rien à voir avec la science fiction classique puisque son futur ne se fonde pas sur des extrapolations « scientifiques », mais sur une vision intérieure hallucinée.

          Dans Gaïl, Loane Sloane parvient à s’échapper du combat monstrueux que se livrent les armées de l’empereur Shaan et celles du prince de la planète Gaïl : Iriam Merennen le Fou. Il aboutit dans une étendue liquide où l’attend une barque qui le conduit sur une île étrange. Là, il rencontre le « noir absolu », le néant, avec lequel il engage le dialogue suivant :

          Le néant : As-tu enfin trouvé ce que tu cherchais ?
          Lone Sloane : Je sais pourquoi je suis venu. Des milliers d’hommes meurent en ce moment par votre volonté !
          Le néant : La mort n’est pas une chose essentielle !
          Lone Sloane : Pour les vivants, elle l’est …
          Le néant : Toi-même tu es déjà mort Sloane … sinon comment pourrais-tu être ici ?

          Sloane s’échappera néanmoins de l’île des morts et poursuivra sa fuite éperdue dans le temps et l’espace ; une résurrection sans doute, mais sans autre finalité qu’une errance galactique infinie.

          Les sculpteurs de lumière de Bom et Frank Pé

          Frank Pé, Brousaille - Les sculpteurs de lumière, Dupuis, 1987.
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          Frank Pé, Broussaille - Les sculpteurs de lumière.

          Dans la série « Broussaille », Frank Pé et son scénariste Bom décrivent le passage à l’âge adulte de Broussaille au travers d’aventures empreintes d’écologie et de fantastique. C’est ainsi que dans Les sculpteurs de lumière (4), le jeune héros se retrouve au lac de Dampreval dont un des côté est bordé par deux hautes falaises séparées par de grands ifs. La référence à l’île des morts n’étant pas immédiatement évidente, le dessinateur fait préciser par Broussaille que le paysage fait penser à un tableau de Bôcklin.

          Le lieu de tous les possibles

          L’île des morts est un sujet que l’on retrouve décliné dans de nombreux genres artistiques et de multiples styles. Dans les arts plastiques, ce spectre d’interprétations s’étend du symbolisme originel de Böcklin au surréalisme de Dali, du réalisme de Manara à l’expressionnisme d’Yslaire, du psychédélisme de Druillet au gothique de Sorel. Cette fascination que l’île des morts exerce sur les artistes et le public tient sans doute du fait que l’île et ses hauts cyprès constituent une représentation acceptable de la mort, reposante et sereine tout en étant mystérieuse. Seul Druillet en fait une représentation baroque, agressive et inquiétante, à l’image de toute son œuvre. Il est assez remarquable d’ailleurs que sa représentation de l’île, fort différente de l’image habituelle, soit néanmoins immédiatement reconnaissable.

          A l’exception notoire d’Yslaire qui conserve le caractère imaginaire de l’île, les autres auteurs en font un lieu réel où se joue effectivement le dernier acte de la vie. Ceci permet notamment d’imaginer des récits dans lesquels les personnages s’échappent ou pourraient s’échapper de l’île. L’île des morts devient ainsi le lieu de tous les possibles : la vie, la mort et la résurrection.

          Notes

          NuméroNote
          1 Voir l’étude très détaillée de cette toile dans DADOUN (Roger), L’île des morts, Séguier, 2002.