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Photographie - Epoque contemporaine - Etats-Unis - Histoire de l'art Pierre Larauza Fictions indisciplinées (auto)Portraits, intertextualité et syncrétisme d’après Untitled Film Stills (1977–1980) de Cindy Sherman
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Reporticle : 245 Version : 1 Rédaction : 08/11/2019 Publication : 25/02/2020

Introduction

« Changing the angles of my face to become different faces. » (1) Cindy Sherman


Les photographies de Cindy Sherman induisent une variété de réflexions contemporaines qui dépassent les enjeux liés au médium photographique. Au-delà de questionnements propres au champ de l’art, son travail interpelle la société américaine dont elle décrypte les conventions. Ne pouvant traiter ici de tous les aspects de sa pratique, nous chercherons ici à approfondir les pistes déjà existantes en nous intéressant au caractère intertextuel de son œuvre et à l’intermédialité nourrissant ses photographies. Après une introduction à la démarche singulière de l’artiste, nous nous attacherons plus spécifiquement à la série Untitled Film Stills (1977-1980) en tentant de décrypter la dimension syncrétique qu’entretient à plusieurs niveaux cette œuvre avec le cinéma. Il s’agira ainsi d’identifier la présence cinématographique dans ce travail photographique, sur les plans stylistique, narratif, thématique ou encore métaphorique, et de voir jusqu’à quel point cette œuvre paradigmatique de Sherman pourrait être considérée comme un objet hybride, une image-film, au-delà des frontières médiumniques.

Cindy Sherman, artiste plurielle et polymorphe

Cindy Sherman (New York, 1954) est une artiste et photographe américaine reconnue pour ses séries d’autoportraits. Des Untitled Films Stills aux Society portraits (2008) en passant par la série Rear Screen Projections (1980-81), elle n’a cessé de réinventer son identité en multiples variations et d’explorer le concept de représentation construisant une œuvre postmoderne, féministe et mystérieuse. À propos de la dimension féministe, plus ou moins explicite, notons comment Sherman se positionne lors d’une interview en 1997 qu’elle accorde à la curatrice Noriko Fuku : « Bien que je n’aie jamais considéré mon œuvre comme féministe ou comme une déclaration politique, il est certain que tout ce qui s’y trouve a été dessiné à partir de mes observations en tant que femme dans cette culture. » (2)  ; ou encore en 2003 lors d’une rencontre avec l’artiste Betsy Bern : « Le travail est ce qu'il est et j'espère qu'il est considéré comme féministe, ou à orientation féministe, mais je ne vais pas me lancer dans des foutaises théoriques sur des trucs féministes. » (3)

Fig. 1 – Cindy Sherman en 1966 (à gauche). Photographie par Conrad G. Zink
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Fig. 1 – Cindy Sherman en 1966 (à gauche). Photographie par Conrad G. Zink

Son travail, (auto)réflexif, convoque, non sans humour, une réflexion critique sur l’histoire, le simulacre et la société américaine. Son œuvre, référentielle, continue d’influencer et de passionner d’innombrables artistes et théoriciens de l’art. Sherman est une artiste plurielle qui construit une multitude de personnages qu’elle incarne elle-même dans ses photographies troublantes. Si elle est à la fois modèle et photographe, le propos de ses photographies n’est toutefois pas, comme l’ont déjà analysé nombre de théoriciens et de critiques, à considérer littéralement comme autobiographique. Influencée par la télévision, le cinéma et la peinture mais aussi par les magazines publicitaires, Sherman commence dès son enfance à se transformer et à construire des personnages fictifs réalistes clairement identifiables en tant que stéréotype ou cliché, comme l’atteste une de ses premières mises en scène à douze ans au côté de son amie Janet Zink, alors qu’elles sont toutes deux déguisées en vieilles dames (fig. 01).

En 1976, elle réalise la série Bus riders (fig. 02) dont l’esthétique des personnages et le rapport à la quotidienneté américaine rappelle le travail du sculpteur hyperréaliste Duane Hanson (alors contemporain de Sherman), qu’elle choisira par ailleurs d’exposer en 2013 dans le cadre d’un projet curatorial (4). Cette série témoigne d’une maîtrise technique de la métamorphose suivant un protocole d’autoportraits où modèle et metteuse en scène se confondent.

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    En 1977, la série culte Untitled Film Stills naît dans ce contexte d’une déjà grande expérience de transformation et d’un intérêt croissant pour la dimension narrative au sein de son travail.

    Untitled Films Stills

    « Some people have told me they remember the film that one of my images is derived from, but in fact I had no film in mind at all. » (5) Cindy Sherman


    Untitled Film Stills est une série de 70 photographies en noir et blanc de petit format (6) prises entre 1977 et 1980 par Cindy Sherman alors âgée de 23 ans. Chaque image, sans titre, est arbitrairement numérotée de 1 à 84 sans ordre signifiant. Sherman explique ainsi que la numérotation de sa série ne suit pas un ordre chronologique et ne sert qu’à l’identification. (7) Aux 69 photographies originelles, Sherman rajouta en 2003 dans la collection du Museum Of Modern Art de New-York une 70ème (Untitled Film Still #62) qui venait d’une pellicule considérée par Sherman comme perdue durant des années.

    Au-delà de ses liens particuliers et explicites avec le cinéma, comme nous allons l’analyser plus bas, Untitled Film Stills questionne avant tout le genre, ses rapports de pouvoir et la place de la femme dans la société contemporaine à travers des rôles clichés féminins, de la femme fatale à la femme au foyer en passant par l’étudiante immature. Arthur Danto y voit des allégories de mythes propres à la condition humaine comme l’amour, le danger ou l’enfance.  (8) Ces photographies, empreintes de codes cinématographiques, consistent en des reconstitutions réalistes révélant des émotions stéréotypées (soumission, vulnérabilité, anxiété...) incarnées et interprétées par Sherman elle-même ; l’artiste s’est ainsi subtilement transformée pour chacune des 70 situations, avec toute l’attention nécessaire portée aux détails de maquillage, coiffure, vêtements, accessoires, éclairage et cadrage. Ces simulacres ont été inventés par Sherman à partir d’un corpus de films hollywoodiens, tenant de la série B ou encore du Film Noir des années 1950. Mais, comme elle l’affirme elle-même, ses photographies ne se réfèrent pas à des films de façon spécifique. Ce ne sont donc ni des photogrammes ni des photographies de plateau de films existants et comme l’a justement qualifié Rosalind Krauss, Untitled Film Stills est « a copy without the original » (9), témoignant d’une approche appropriationniste singulière.

    L’image cinématographique, avec son mouvement et sa narration, est ici en quelque sorte déterritorialisée (pour reprendre la terminologie de Gilles Deleuze et Félix Guattari (10) ) puis reconstruite par Sherman pour la reterritorialiser dans l’espace photographique. S’invente ainsi un processus double de décontextualisation de l’imagerie et mémoire cinématographique collective puis d’actualisation dans le contexte de l’exposition photographique. La pensée critique de Sherman opère un décentrement et réinvente ce territoire sous la forme d’un monde imaginaire. La série Untitled Film Stills, dont les questionnements induits restent éminemment actuels, fait par ailleurs écho aux écrits de Laura Mulvey qui, en 1975, a théorisé la construction de la femme en tant que spectacle au cinéma, devenant l’objet passif d’un regard actif masculin selon le concept de male gaze. (11) Sherman, qui considère que ces rôles féminins sont créés par la société et qu’ils ne sont pas innés, dénonce, ou tout au moins pointe du doigt, cette vision scopique masculine satisfaite par une mise en image sexuée du corps féminin, en se servant de référents cinématographiques et de situations-rôles explicites.

    Fig. 3 – Cindy Sherman, Untitled Film Still #53, 1980
    Photo Cindy Sherman / MOMAFermer
    Fig. 3 – Cindy Sherman, Untitled Film Still #53, 1981

    Ainsi, dans la photographie Untitled Film Still #53 (fig. 03), l’appareil photographique, idéologique, n’est pas neutre. L’angle de prise de vue et le décor concourent à une certaine soumission et anxiété féminine reconstituées et incarnées par Sherman puis livrées à la vision – masculine – du spectateur. La jeune femme est quelque part enfermée entre le mur derrière elle et l’autorité masculine qu’elle fuit en dirigeant son regard hors-champ. De même, la construction de la photographie Untitled Films Still #2 (fig. 04) propose un point de vue particulier sur l’intimité de la jeune femme nue enroulée dans une serviette dans une salle de bain. Elle se regarde dans le miroir où un surcadrage concentre l’intensité de son visage et la nudité de son épaule. À gauche, un chambranle de porte comme frontière architecturale entre elle et le spectateur met ce dernier en position de voyeur.

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      L’ambiguïté du travail de Sherman encourage diverses interprétations. Si certains observateurs cherchent à construire des analogies entre des photographies et des films spécifiques (ceux d’Orson Welles, John Ford, Alfred Hitchcock…), voire certaines actrices (Sophia Loren, Bibi Andersson, Elizabeth Taylor...), la plupart des critiques et théoriciens de cinéma voient l’enjeu du travail non pas dans la stricte réplique d’un prétendu original mais dans la création d’un mythe – ou au contraire dans la déconstruction d’un mythe – combinant le signifiant, la photographie, au signifié, le rôle stéréotypé féminin représenté. La démarche photographique de Sherman relève d’une triple procédures : la citation fantasmée d’un film imaginaire, la multiplicité de métamorphoses du sujet (elle-même) et un acte de portraiture féministe engagé à travers une mise en abîme de clichés féminins. Sherman suit une démarche postmoderne avec une capacité à secouer les notions d’auteur, d’œuvre et d’originalité. L’artiste, à la fois sujet et auteur, ou auteur et sujet, construit une cartographie de clichés culturels, et, à travers ses portraits stéréotypés, implique le spectateur dans une lecture critique de la société.

      Syncrétisme cinématographique

      Tout comme l’intertextualité théorisée dans les années 1960, notamment par Julia Kristeva, puis les relations transtextuelles distinguées par Gérard Genette dans les années 1980, ou encore la notion plus récente d’intermédialité, le syncrétisme est un « concept relationnel (12)  ». L’un des traits qui le distingue cependant des autres notions est qu’il s’agit d’un terme ayant traversé de nombreuses époques et dont la signification a été bousculée à plusieurs reprises. Son utilisation actuelle dans l’art pour explorer certaines formes de coprésences et mélanges d’influences, notamment comme nous le verrons ici entre cette série photographique et le cinéma, s’inscrit donc dans une histoire terminologique complexe. Souvent utilisé dans un sens péjoratif comme amalgame religieux ou culturel, le sens historique dans la Grèce antique convoquait pourtant le concept vertueux de réconciliation, certes provisoire, où des habitants de Crète se ralliaient ponctuellement face à une attaque commune, et cela malgré leurs mésententes. Les sens d’alliance, de fusion ou d’union croisent ainsi ceux de transgression répréhensible ou de mélange illégitime.

      Si le terme est ainsi polysémique, voire équivoque, et s’il peut facilement susciter la controverse, son usage en art contemporain en révèle aussi toute la richesse ; le syncrétisme n’étant pas ici un concept relationnel subi mais au contraire tirant toute sa force de la transgression de limites médiumniques. Le syncrétisme dont il est question ici peut être de différentes natures ; il peut s’agir d’un registre stylistique (au travers notamment de liens formels), d’un registre narratif, thématique ou encore métaphorique. Plusieurs typologies de relations syncrétiques composent ainsi l’influence cinématographique dans la série Untitled Films Stills de Sherman. Ces distinctions n’ont cependant pas de frontières étanches et peuvent fusionner à des degrés infinis.Dans l’œuvre Untitled Film Stills, un premier syncrétisme thématique avec le cinéma provient du terme film au sein même du titre : l’œuvre, a priori, parle de cinéma. D’un point de vue sémantique, l’opposition, ou plutôt l’apposition, du concept d’immobilité - still - et de la propriété cinétique du film est révélatrice de la dimension syncrétique de l’œuvre qui combine le mouvement narratif cinématographique à la fixité du médium photographique. Il est à noter que la traduction française de film still (photographie de plateau) serait d’un point de vue syntaxique moins syncrétique puisqu’elle se dissocierait du média cinéma à travers le terme photographie.

      Du point de vue de la narration, les personnages créés dans la série Untitled Film Stills sont explicitement liés à une action qui vient de se passer ou qui est en devenir. Ce mouvement narratif nous éloigne subtilement de la pause, propre au portrait photographique, pour nous rapprocher de l’intrigue cinématographique et sa spécificité narrative. La mémoire et la culture cinématographique du spectateur-regardeur, voyeur ou témoin, l’incitent à une fictionnalisation lui faisant imaginer une diégèse ou récit extra-photographique contenant un avant et un après. Ce potentiel narratif - cinématographique - peut être rapproché d’un processus d’anamnèse virtuelle faisant remonter à la surface notre mémoire ou imaginaire cinématographique avec une sensation de déjà-vu. Selon Larys Frogier, « le film still est donc un fragment de fiction, ou plus exactement l’image d’une image. » (13)

      La mise en scène du sujet dans cette œuvre photographique est une assimilation explicite de la mise en scène cinématographique au travers du jeu d’acteur échappé d’une séquence filmique en cours. Ce syncrétisme narratif s’opère par l’allusion à la narration cinématographique, sa temporalité d’action et de mouvement. Ici, l’important n’est pas l’instant photographié mais le potentiel narratif que Sherman donne à voir à travers le hors-champ photographique et l’avant-après du moment enregistré, fixé. Chacune des 70 photographies – muettes cinématographiquement – raconte, par son mouvement dramatique malgré l’absence cinétique. Quelque part, la photographie possède ici une durée et la perspective temporelle de l’image-mouvement (14) existe, bien que propre au cinéma. L’expérience temporelle cinématographique est latente (15) comme en fait écho Arthur Danto : « Elle [cette image] ne montre pas le moment figé d’une action continue (comme le “freeze frame”) mais au contraire exprime un drame entier. » (16) L’utilisation avant-gardiste de la photographie par l’art conceptuel l’ouvre à un champ plus large. Karen Beckman considère ainsi la série Untitled Film Stills de Sherman comme paradigmatique dans cette approche décloisonnée et qualifie ces photographies de « not-stasis (17)  », déjouant et sublimant la fixité de l’image photographique en tension avec les conventions cinématographiques.

      Au delà de la métaphore cinématographique comme pouvoir narratif, nous pourrions nous attacher à ausculter, dans cette série de photographies, les citations directes et indirectes d’univers esthétiques de réalisateurs cultes. Ainsi, selon Arthur Danto, les Untitled Film Stills « sont pleins de tensions et de dangers, et donnent l’impression d’avoir été réalisés sous la direction d'Hitchcock. » (18) Cette hétéronomie référentielle participe sans doute au succès de la série. Comme énoncé plus haut, l’ensemble des photographies de la série Untitled Film Stills est d’un point de vue visuel intimement lié au cinéma des années 1950 et 1960. La fusion formelle s’opère par le syncrétisme stylistique que construit Sherman entre langage cinématographique et langage photographique, façonné par l’atmosphère, la lumière, le cadrage, les accessoires, les vêtements et le plus important, le corps et le visage de la protagoniste incarnée par Sherman ; le maquillage et les perruques servant l’assimilation à ces typologies d’actrices iconiques.

      Le fait que certaines mises en scènes soient composites, et que Sherman combine dans la même image des références et des citations d’actrices ou de films différents, semble cohérent avec son approche plurielle intertextuelle. Ainsi, Untitled Film Still #7 (fig. 05) pourrait effectivement se référer à l’association de Bibi Anderson dans Persona d’Ingmar Bergman en 1966 (fig. 06) et Liz Taylor dans Butterfield 8 de Daniel Mann en 1960 (fig. 07). Mais ce type d’analogie doit ne rester qu’une supposition, comme nous l’avons souligné plus haut.

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        Par ailleurs, les citations de Sherman sont parfois à double sens, comme la photographie Untitled Film Still #15 (fig. 08), une citation directe d’actrices pin-up des années 1950, telle la screen goddess Barbara Nichols (fig. 09), qui faisaient la une de magazines glamours.

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          Si la série Untitled Film Stills entretient principalement des relations intertextuelles avec le cinéma, elle convoque également un syncrétisme métaphorique avec la publicité au travers duquel Sherman construit une revendication sociale et culturelle. Ce travail de Sherman se situe subtilement entre un hommage au cinéma et la dénonciation du rôle de la femme – actrice – et, par extension, de la place de la femme dans la société américaine contemporaine. Il est en effet intéressant de contextualiser le caractère lié à la consommation qu’ont les film stills aux États-Unis et à Hollywood. Les film stills (aussi appelés aux États-Unis publicity stills) servaient effectivement, et avant tout, la volonté de producteurs de cinéma (et aussi de producteurs de télévision) de mettre en avant une star afin de vendre un produit. Cette dimension publicitaire n’est d’ailleurs pas incohérente dans la démarche de Sherman qui compte les magazines publicitaires parmi ses sources d’influences au même titre que le cinéma ou la télévision.  (19)

          En ce qui concerne la télévision, elle a toujours été d’une grande influence pour Sherman qui confie, qu’enfant, elle ne cessait de la regarder (20). Le fait qu’elle ait rencontré le cinéma à travers la télévision a certainement par ailleurs influencé son travail à plusieurs niveaux. Ici, en ce qui concerne le format, le ratio d’images des photographies horizontales est assez proche du 4/3 du téléviseur mais la série, qui comporte de nombreux cadrages verticaux, ne cherche pas l’assimilation au format télévisé ni au panoramique cinématographique : elle n’opère pas de syncrétisme stylistique et garde l’autonomie du médium photographique et de la photographie de plateau.

          Au-delà de Untitled Film Stills, d’autres séries de Sherman opèrent par ailleurs des liens intimes avec d’autres arts. Ainsi, la série parodique History portraits (1988-1990) fait explicitement référence à la peinture où Sherman incarne des poses de modèles face à un peintre imaginaire et où le mode d’exposition est lui-même une citation de conventions muséographiques de présentation de peintures (fig. 10 et 11).

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            Lignes de fuites identitaires

            Dans ces quelques pages d’investigation, l’intérêt s’est porté sur l’analyse de la dimension syncrétique dans Untitled Film Stills au travers des décryptages de mécanismes d’intertextualité à l’échelle de la série dans sa globalité. L’approche syncrétique est donc plurielle, à travers la combinaison et la superposition de syncrétismes d’ordre stylistique, narratif, thématique et métaphorique. Dans l’approche syncrétique avec le cinéma, peut-être pourrions- nous parler ici de syncrétisme ontologique ; Sherman transcenderait le syncrétisme stylistique d’une image cinématographique pour construire une image-film, débordant le cadre du visible photographique en créant un mouvement cinétique à travers le potentiel narratif et le champ aveugle ou hors-champ subtil (proposé par Roland Barthes à travers son concept de punctum), à l’intérieur de l’image (21).

            Fig. 12 – James Franco, New Film Still #58, 2013
            Photo James FrancoFermer
            Fig. 12 – James Franco, New Film Still #58, 2014

            Au-delà de ces perspectives, cette série opère aussi une mise en abîme de la reproduction, interrogeant la reproductibilité d’un film imaginaire. Ainsi, comme lignes de fuites en guise de conclusion, il est intéressant d’observer que viennent se superposer aux (re)productions par Sherman d'icônes cinématographiques, des réappropriations par d’autres artistes de la série Untitled Film Stills, construisant ainsi une intertextualité infinie et complexe. On pense notamment à Yasumasa Morimura (avec l’œuvre To My Little Sister: For Cindy Sherman de 1998) ou, plus récemment, à James Franco (22) qui, en 2014, se met en scène et campe l’artiste américaine au travers d’une citation directe (voire un syncrétisme d’assimilation) de 29 photographies de la série originale (fig. 12 et 13). Sa vision masculine et sa démarche pourraient paraître superficielles vis-à-vis du message initial engagé par Sherman. Voici ce que dit Sherman de l’exposition de 2014 à la Pace Gallery de New York : « I don’t know that I can say it’s art, but I think it’s weirder that Pace would show them than that he would make them. » (23)

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              Un autre exemple de citation est la réplique de Untitled #92 (hors série des Film Stills) par l’artiste bruxellois Emilio Lopez-Menchero (24) dont la démarche est sans doute d’une autre nature que celle de James Franco. Ainsi, le nom de sa réappropriation, Trying to be Cindy, révèle une certaine humilité en regard de James Franco qui, au contraire hiérarchise d’une certaine manière son œuvre en choisissant le titre New Film Still.

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                Enfin, nous terminerons cette boucle de réappropriations, ou plutôt ce rhizome sans fin, par l’artiste polonaise Aneta Grzeszykowska (25) qui (re)produit en 2006 l’entièreté de la série de Sherman au travers de ses propres Untitled Films Stills en couleur. Le film still devient ici un paradigme atemporel où l’appropriation révèle une dimension géo-politique.

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                  En parallèle à ces revisites de la série de Sherman par des artistes utilisant à cette occasion la photographie, notons des initiatives filmiques comme, par exemple, le court-métrage Cindy, the doll is mine réalisé en 2005 par Bertrand Bonello.

                  L’opportunité, via cette recherche, d’avoir ausculté – de manière panoptique – la fusion entre le mouvement cinématographique et l’image fixe, m’a inspiré, en tant qu’artiste, un projet de réappropriation qui consisterait en la construction d’un film à partir des 70 images fixes de Sherman, proposant entre autres une réflexion sur le hors-champ de ses photographies, notamment d’un point de vue narratif. Un retour au mouvement cinétique où la caméra, reterritorialisée dans le mouvement, voyagerait dans les décors, les ambiances et les personnages proposés par Sherman, narrant un récit fictif par des travelings et plongées au sein même de l’espace de ses photographies « originales ». Une vision masculine, certes, mais où le visage de ces femmes serait absent, effacé, la caméra les contournant méticuleusement, pour faire un pied de nez à ce regard dominateur, qui serait, pour une fois, frustré.

                  Bibliographie

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                  THIERS Bettina, « Penser l’image, voir le texte. L’intermédialité entre histoire de l’art et littérature », La Vie des idées [En ligne], mis en ligne le 29 juin 2012, consulté le 6 décembre 2018. URL : http://www.laviedesidees.fr/Penser-l-image-voir-le-texte.html

                  Documentaire vidéo

                  STOKES Mark, Nobody's Here But Me, Cinecontact production, BBC, 1994.

                  Notes

                  NuméroNote
                  1Cindy Sherman dans le documentaire vidéo Nobody's Here But Me réalisé par Mark Stokes, Cinecontact production, BBC, 1994.