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Peinture - Epoque contemporaine - Belgique - Pays-Bas - Histoire de l'art Sjraar van Heugten Van Gogh au Borinage La naissance d'un artiste
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Reporticle : 122 Version : 1 Rédaction : 01/02/2015 Publication : 27/02/2015

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait du catalogue de l’exposition Van Gogh au Borinage publié au Fonds Mercator à l’occasion de Mons 2015, capitale européenne de la culture. En ce sens, les annotations complémentaires entre crochets et les références à l’iconographie de ce dernier permettent au lecteur de compléter le propos. Les essais de ce catalogue abordent une large gamme de thèmes déterminants pour les débuts artistiques de Van Gogh dans le Borinage : les dessins exécutés dans cette région ; les lettres écrites durant cette période ; les mois passés à Bruxelles, avant et après son séjour dans le pays minier ; la situation économique, sociale et culturelle de la région à l’époque où Van Gogh y demeura ; sa longue marche vers Courrières, où habitait Jules Breton ; et, en guise d’épilogue, la réputation dont il jouit en Belgique entre 1890 et 1914.

Introduction

La présente contribution analyse les dénominateurs communs qui relient les débuts de Van Gogh à la suite de sa spectaculaire carrière. On n’a conservé qu’une faible partie de l’œuvre à laquelle l’artiste débutant donna naissance dans le Borinage (de décembre 1878 à octobre 1880), ainsi que des dessins qu’il exécuta ensuite à Bruxelles (d’octobre 1880 à avril 1881). Comme il l’écrira plus tard à son ami et confrère Eugène Boch, Van Gogh détruisit ses œuvres boraines [693]. Une exposition limitée aux seuls dessins de cette période et du séjour bruxellois aboutirait donc à un maigre résultat. Mais l’importance des mois durant lesquels Van Gogh fit ses premiers pas sur le chemin de l’art ne se réduit pas à sa production de l’époque. Il choisit alors une route et des motifs auxquels, pour l’essentiel, il restera fidèle tout au long de sa carrière. La réalité quotidienne et la condition ouvrière et paysanne retiendront toujours son attention, non seulement à l’exemple de peintres comme Léon Lhermitte, Jules Breton et Jean-François Millet, mais aussi suite à sa propre immersion dans les éprouvantes conditions de vie des mineurs et des autres travailleurs du Borinage. Son œuvre plus tardive résonne encore des échos des motifs qu’il y rechercha : des figures de simples ouvriers, les cabanes qu’ils habitaient, les tisserands qu’il vit en mars 1880 et qui le fascinaient – il les retrouva nombreux en 1883-1884, à Nuenen, où il les immortalisa dans un grand nombre d’œuvres. En 1889-1890, Van Gogh revient à ses débuts en se remettant à la copie : à Saint-Rémy, d’après des estampes reproduisant les œuvres d’artistes qu’il admirait, quoique cette fois en les peignant au lieu de les dessiner, et à Auvers-sur-Oise, d’après des modèles d’étude qu’il avait déjà copiés durant les premiers mois de sa carrière artistique. En cela, le Borinage ne constitue pas seulement le lieu de naissance de l’artiste Van Gogh. Durant son séjour dans cette région, il élabora aussi la pensée artistique qui continuera à le guider dans une grande mesure. Le séjour de Van Gogh au Borinage et à Bruxelles ainsi que les fils conducteurs qui parcourent son œuvre à partir de cette époque constituent le sujet du présent essai et de l’exposition.

Fig. 1 – Le semeur (d’après Jean-François Millet), 1890, Huile sur toile, 64 x 55 cm. Coll. Kröller-Müller Museum, Otterloo, inv. KM 110.673.
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Fig. 1 – Le semeur (d’après Jean-François Millet), 1890, Huile sur toile, 64 x 55 cm.

Huit ans après son départ du Borinage dans les quinze premiers jours d’octobre 1880, Van Gogh, désormais installé dans le Sud de la France, est saisi par des souvenirs nostalgiques de son séjour dans la région houillère belge. Le 4 septembre 1888, Eugène Boch avait quitté Arles pour s’établir dans le Borinage et y représenter les paysages et la vie des mineurs. Un mois plus tard, Van Gogh reçoit une lettre de lui, et lui répond le 2 octobre : « Merci bien de votre lettre qui m’a fait bien plaisir. Je vous en félicite de ne pas avoir hésité cette fois-ci – et d’avoir attaqué le Borinage. Voilà un champ où vous pourrez travailler votre vie durant tant le paysage extraordinaire que la figure. Les scloneuses en loques de fosse sont surtout superbes. […] Si je viens à Paris l’année prochaine alors je suis à peu près décidé de pousser jusqu’à Mons. Et peut-être jusqu’à mon pays pour y prendre des endroits connus d’avance. Ainsi dans le Borinage Marcasse ou St Antoine au Petit Wasmes. Et puis la cour de l’Agrappe chez vous à Frameries. C’est en somme dans le Borinage que j’ai pour la première fois commencé à travailler sur nature. Mais naturellement tout cela je l’ai depuis longtemps détruit. Mais cela me remue le cœur qu’enfin tous ces endroits vont être peints. » [693] Ce n’était pas la première fois que Van Gogh envisageait d’aller puiser ses motifs artistiques dans le Borinage, puisqu’en septembre 1882, il avait déjà demandé à son ami Anthon van Rappard s’il avait envie d’aller y peindre avec lui « pour 2 mois par ex. » : « Je sais qu’il y aurait beaucoup de belles choses à faire là-bas, et que les autres ne les ont guère ou pas du tout peintes. » [263N] Bien que ce projet ne se soit pas concrétisé, il suggère, tout comme la chaleureuse adhésion de Van Gogh à l’entreprise de Boch, que le Borinage avait produit sur lui une impression durable, malgré les amères déceptions et les conditions de vie misérables ayant caractérisé son séjour de près de deux années parmi les mineurs. Il y avait connu son énième échec professionnel, enduré de pénibles privations et vu beaucoup de souffrances. Tout ceci avait suscité chez lui une profonde réflexion sur lui-même, et si les lettres écrites durant son séjour borain brossent au départ le portrait d’un homme encore adolescent par certains côtés, elles témoignent, moins de deux ans après, de la maturité qu’il a atteinte et de la position qu’il a prise. La ferveur religieuse qui conditionnait sa vie depuis le second semestre 1875 laisse place à une attitude plus réaliste, pondérée par l’expérience, et Van Gogh change une dernière fois d’orientation professionnelle : en août 1880, il décide, en partie sur le conseil de son frère Theo, de devenir artiste.

Une carrière difficile

L’installation de Van Gogh dans le Borinage fut le résultat d’une longue série de déroutes professionnelles qui l’avaient plongé ainsi que ses proches dans un âpre désespoir. Il était issu de la classe moyenne – son père était pasteur – mais certains membres de la famille évoluaient dans des milieux plus aisés. Ses parents briguaient pour leurs enfants de belles positions dans la société, et leur fils aîné paraissait bien parti sur cette voie lorsqu’en juillet 1869, à l’âge de seize ans, il fut engagé comme jeune commis chez Goupil & Cie à La Haye. Son oncle Cent (Vincent) van Gogh était l’un des associés de cette galerie d’art qui possédait également des succursales à Bruxelles, à Londres et à Paris, et il avait décidé de donner à son neveu une chance de suivre ses traces. Le jeune Vincent était un garçon quelque peu sauvage et renfermé, et son comportement mettait souvent mal à l’aise les clients des galeries Goupil de La Haye, de Londres et de Paris où il travailla successivement  (1). En revanche, il débordait d’enthousiasme pour les œuvres d’art qu’il découvrit durant cette période de près de six années, tant pour les originaux de peintres reconnus de l’époque et des décennies précédentes que pour les reproductions directement réalisées par Goupil. La mémoire prodigieuse que Van Gogh s’avéra posséder dans ce domaine lui permit de se constituer tout au long de sa vie un véritable musée imaginaire. Cette passion ne suffit pas cependant à asseoir sa position dans le commerce d’art. En outre, à partir de la seconde moitié de l’année 1875, Vincent commence à éprouver un intérêt dévorant pour la religion, se désintéressant de plus en plus de son travail. En janvier 1876, on l’informe que son contrat de travail sera résilié le 1er avril suivant.

Grâce à une annonce dans le journal, Van Gogh obtient en avril un poste d’instituteur à Ramsgate, en Angleterre, dans l’école de William Post Stokes. En juin, il visite Londres et l’idée lui vient de trouver, parallèlement à son emploi de maître d’école, « une fonction entre pasteur et missionnaire, dans les faubourgs de Londres, parmi les ouvriers » [84N]. Le même mois, Stokes transfère son établissement à Isleworth. Peu après, Van Gogh est engagé comme enseignant dans une autre école de cette ville, celle de Thomas Slade-Jones. Cette nomination marque un tournant dans son existence : en effet, le pasteur Slade-Jones l’autorise aussi à donner des cours de religion et lui permet même, impressionné par la ferveur religieuse du jeune homme, de prêcher dans diverses églises des environs d’Isleworth.

Pour Noël 1876, Van Gogh revient chez ses parents à Etten, dans le Brabant-Septentrional. Il est désormais résolu à devenir évangéliste, une décision accueillie avec une grande perplexité par le cercle familial. Son père le persuade d’accepter un emploi plus prosaïque et, en janvier 1877, Vincent est engagé à la librairie Blussé & Van Braam, à Dordrecht. Après quelques mois, ce choix se révèle lui aussi malheureux, et le père s’incline devant le souhait de son fils de devenir prédicateur : en mai, Vincent s’installe à Amsterdam pour y suivre des cours préparatoires aux études de théologie. Son professeur de grec et de latin, Maurits Mendes da Costa, se prend de sympathie pour lui. Néanmoins, Van Gogh se rend bientôt compte qu’il n’a aucune intention de se lancer dans de longues études théoriques, comme s’en souviendra Mendes da Costa des années plus tard  (2). En août 1879, dans une lettre du Borinage, où il est pourtant confronté à des conditions pénibles, il écrit même à Theo, à propos de son séjour à Amsterdam : certes, « les intentions étaient bonnes – et pourtant combien le résultat a été déplorable, toute l’entreprise insensée, embarrassante et terriblement stupide. J’en suis encore glacé d’effroi. C’est la pire époque que j’aie vécue. » [154N]

Durant cette période, outre la Bible, Van Gogh lit aussi d’autres textes religieux, dont The Pilgrim’s Progress (Le Voyage du pèlerin) de John Bunyans (qu’il avait déjà lu en Angleterre), et une édition française de De Imitatione Christi (L’Imitation de Jésus-Christ) de Thomas a Kempis. Ces deux œuvres correspondaient bien aux idées qu’il nourrissait déjà plus ou moins, mais le livre de Thomas a Kempis, en particulier, sorte de vade-mecum du bon chrétien, trace pour Van Gogh une voie évidente. Humilité, simplicité, abnégation et pureté y constituent le fondement de l’imitation du Christ, qui doit être le but de tout chrétien ; la connaissance n’a de sens que si elle est mise au service de Dieu. Ce dernier précepte surtout toucha certainement Van Gogh. Il se détourna de sa formation, désireux de vivre dans un renoncement qui frisait le laisser-aller, y compris sur le plan physique. Il aspirait à devenir un prédicateur pour la classe ouvrière, un catéchiste, non un pasteur. Une fois de plus, cette ambition plonge sa famille dans le désespoir, mais Van Gogh tient bon et abandonne ses études. Début juillet, il quitte Amsterdam et retourne à Etten.

Entre-temps, ses parents, et notamment son père, ont dû comprendre qu’il était vain d’orienter leur fils vers des études difficiles ou vers une fonction pour laquelle il manquait de prédispositions sociales. Ils semblent avoir accepté, quoiqu’à contrecœur, son attirance pour une forme d’évangélisation toute simple. Le pasteur Slade-Jones joua peut-être un rôle à cet égard : en juillet 1878, il se trouve à Etten pour des raisons inconnues, et accompagne ensuite Vincent et son père à Bruxelles pour discuter de l’inscription du jeune homme au collège flamand des évangélistes  (3). À l’issue d’une période probatoire de trois mois, il pourrait suivre la formation allégée dispensée par cet institut, qui lui offrait la perspective d’un emploi assuré. Cependant, son stage n’est pas couronné de succès. Là encore, Vincent apparaît comme un étudiant très moyen, et on conclut d’une lettre du père Van Gogh à Theo que son inaptitude sociale et son allure négligée jouent une nouvelle fois en sa défaveur  (4). En novembre 1878, la décision tombe : Van Gogh n’est pas admis à la formation. C’est un échec de plus à inscrire sur la liste de ses occasions manquées en matière d’emploi et d’études.

Fig. 2 – Rue à Auvers-sur-Oise, 1890, Huile sur toile, 73 x 92,5 cm. Ateneum Art Museum Finnish National Gallery - Hannu Aaltonen.
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Fig. 2 – Rue à Auvers-sur-Oise, 1890, Huile sur toile, 73 x 92,5 cm.

Pour le moment, Van Gogh, quoique déçu, ne perd pas courage. De Laeken, le faubourg de Bruxelles où il habite, il informe Theo de ses nouveaux projets [148N]. En Angleterre, déjà, écrit-il à son frère, il s’était proposé comme évangéliste parmi les ouvriers des charbonnages, mais on l’avait jugé trop jeune pour cette fonction  (5). À présent, il souhaite aller s’installer au Borinage dans l’espoir d’y prêcher les mineurs. À Laeken, dans le café Au Charbonnage, il avait rencontré une population similaire. Il joint à la lettre un petit croquis de l’estaminet (cat. 1). Par ailleurs, Van Gogh avait trouvé des informations sur le Borinage et ses habitants dans un manuel de géographie, dont il cite un passage : « Les Borins (habitants du Borinage, pays au couchant de Mons) ne s’occupent que de l’extraction du charbon. C’est un spectacle imposant que celui de ces mines de houille ouvertes à 300 mètres sous terre, et où descend journellement une population ouvrière digne de nos égards et de nos sympathies. Le houilleur est un type particulier au Borinage ; pour lui le jour n’existe pas, et sauf le Dimanche, il ne jouit guère des rayons du soleil. Il travaille péniblement à la lueur d’une lampe dont la clarté est pâle et blafarde, dans une galerie étroite, le corps plié en deux, et parfois obligé de ramper; il travaille pour arracher des entrailles de la terre cette substance minérale dont nous connaissons la grande utilité, il travaille enfin au milieu de mille dangers sans cesse renaissants mais le porion belge a un caractère heureux, il est habitué à ce genre de vie, et quand il se rend dans la fosse, le chapeau surmonté d’une petite lampe destinée à le guider dans les ténèbres, il se fie à son Dieu Qui voit son labeur et Qui le protège, lui, sa femme et ses enfants. Ses vêtements se composent d’un chapeau de cuir bouilli, d’une veste et d’un pantalon de toile  (6). »

La simplicité et la grandeur qui émanent de ce portrait du mineur durent beaucoup toucher Van Gogh, qui éprouvait depuis toujours une grande sympathie à l’égard de la classe ouvrière; en décembre, il part pour le Borinage, probablement en prenant le train pour Mons. Il trouve d’abord un logement chez la famille Vanderhaeghen dans le hameau de Pâturages, mais vers la fin du même mois, il loue une chambre chez l’agriculteur Jean-Baptiste Denis à Wasmes. Il donne des lectures de la Bible et des cours de religion. Grâce à son enthousiasme ardent et au soutien d’Abraham van der Waeyen Pieterszen, membre du comité du collège flamand des évangélistes, il est nommé évangéliste pour six mois à partir du 1er février 1879.

Le séjour au Borinage nous est surtout connu par l’intermédiaire de Louis Piérard, qui publia en 1924 les témoignages de plusieurs personnes ayant connu Van Gogh un demi-siècle auparavant  (7). Le jeune évangéliste avait produit une telle impression qu’après tout ce temps certains gardaient encore de lui un souvenir vivace. Il en ressort un portrait poignant. Sa tendance au laisser-aller, déjà affichée à Amsterdam, s’affirme désormais. Considérant le modeste logement qu’il occupe chez les Denis comme trop bien pour lui, il s’installe dans une cabane rudimentaire.

Alors qu’il était arrivé correctement vêtu, il commence à s’habiller misérablement, donnant ses vêtements aux plus pauvres. Il distribuait son argent et s’occupait des malades et des victimes d’accidents miniers. Au Borinage, par rapport à ses habitudes épistolaires, Van Gogh écrit peu et par intermittence, et une partie de la correspondance de cette période a probablement été perdue  (8). Après la première lettre à Theo, rédigée en décembre 1878, on connaît cinq autres courriers de 1879, le dernier daté du 14 août. Ces six lettres éclairent divers aspects de ses idées de l’époque, mais n’offrent pas une image claire de son quotidien  (9). Toujours est-il que Vincent avait basculé dans un mode de vie qui lui était resté jusqu’alors inconnu. Il avait grandi dans une famille de la classe moyenne où il n’avait manqué de rien sur le plan matériel. S’il avait parfois été témoin de scènes de pauvreté, à présent il y était constamment confronté et en était lui-même victime. Il était supposé procurer soutien et réconfort à des gens qui menaient une existence pénible et misérable et qui, loin d’être nourris comme lui d’art et de littérature, étaient souvent analphabètes. Van Gogh prêchait dans un modeste local, connu dans le langage populaire sous le nom de Salon du Bébé ou de Temple du Bébé et situé aux numéros 257-259 de l’actuelle rue du Bois, à Petit-Wasmes. Il fit de son mieux pour entrer en contact avec son nouvel environnement et pour comprendre la vie des mineurs. Sans doute en mars 1879, il descend dans la fosse de Marcasse et observe les hommes, les femmes et les enfants qui y travaillent, les chevaux qui passent toute leur existence sous la terre. L’explosion fatale survenue dans la mine de l’Agrappe le 17 avril 1879 suscite chez lui une vive impression. Les étrangers issus d’un milieu différent n’en étaient pas moins considérés avec méfiance. Van Gogh tient à se rendre utile auprès des mineurs, mais il se heurte à de nombreux obstacles. Il a du mal à saisir le patois local, le wallon des Borains d’autant plus que ceux-ci parlent extrêmement vite. De leur côté, les habitants du Borinage ne comprennent pas le français soigné que le Néerlandais débite au même rythme, dans une tentative d’assimilation. Son choix de vivre dans la misère paraît incompréhensible à des gens qui y sont condamnés dès la naissance. Piètre orateur, incapable d’organiser des assemblées religieuses réconfortantes, il n’est guère apprécié comme prédicateur. Le comité du collège flamand des évangélistes reconnaît et apprécie sa sollicitude à l’égard des pauvres et des malades, mais ses défauts pèsent plus lourd que son dévouement. En juillet 1879, il est décidé de mettre fin à son contrat temporaire  (10).

Fig. 3 – Cabanes ensoleillées aux Saintes-Maries-de-la-Mer, 1888, Dessin, 30,5 x 47,2 cm, Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation), inv. d0426V1962.
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Fig. 3 – Cabanes ensoleillées aux Saintes-Maries-de-la-Mer, 1888, Dessin, 30,5 x 47,2 cm.

Cette nouvelle représente une énorme déception pour Van Gogh, qui pendant six mois s’était consacré corps et âme à ce qu’il considérait comme une vocation. Il déménage à Cuesmes, où il loge chez l’évangéliste et mineur Édouard Joseph Francq, 5 rue du Pavillon. La famille Van Gogh lui soumet désespérément de nouvelles suggestions. Dans une lettre triste et amère qu’il adresse à Theo en août 1879, peu après la visite de ce dernier dans le Borinage, Vincent lui fait savoir qu’il n’apprécie pas son conseil de devenir lithographe d’en-têtes de factures et de cartes de visite, comptable ou apprenti menuisier, ni celui de sa « très chère sœur Anna » qui lui suggère de se faire boulanger [154N]. En mars 1880, se déplaçant en partie en train, mais à pied sur la majorité du parcours, il part pour le Pas-de-Calais où il espère trouver du travail et où il voit l’atelier de Jules Breton à Courrières  (11). De mi-mars jusqu’à mai ou peut-être juin, il séjourne à Etten. Ses parents ont abandonné l’espoir de voir leur fils arriver un jour à quelque chose, et son père est parvenu à la conviction qu’il vaudrait mieux le faire interner dans un asile d’aliénés à Geel, en Belgique. Rempli d’amertume, Van Gogh revient au Borinage. Il trouve cette fois un logement chez le mineur Charles Decrucq et sa famille, au numéro 3 de la rue du Pavillon, juste à côté de son adresse précédente chez Francq. Entre le 22 et le 24 juin 1880, Van Gogh écrit, pour autant que l’on sache, sa première lettre depuis un an. Dans ce compte rendu long et sinueux, il confie à Theo l’impasse morale et sociale où il se trouve ; néanmoins, sa missive constitue aussi une apologie dans laquelle il admet avoir échoué sur de nombreux points tout en demeurant convaincu de pouvoir être utile. Il n’a pas encore trouvé le remède à ses maux, mais il se décrit comme un homme de passions, animé d’un immense amour pour l’art et la littérature : « j’ai souvent le mal du pays pour le pays des tableaux » [155]. Après une longue période de désespoir et d’introspection tourmentée, Van Gogh s’efforce de redonner forme à sa vie, et il demande à présent à son frère de le comprendre et de le soutenir. Le fanatisme religieux qui imprégnait tant ses lettres précédentes a définitivement disparu, laissant place à une voix plus adulte.

Premiers pas sur la voie de l’art

Fig. 4 – Les bêcheurs (d’après Jean-François Millet), 1889, Peinture à l’huile, 72 x 93 cm, Collectie Stedelijk Museum Amsterdam, inv. A 411.
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Fig. 4 – Les bêcheurs (d’après Jean-François Millet), 1889, Peinture à l’huile, 72 x 93 cm.

De la lettre suivante, rédigée deux mois plus tard, il ressort que Van Gogh s’est mis au dessin afin de se perfectionner en tant qu’artiste  (12) [156]. Plus d’un an et demi après, il explique clairement y avoir été encouragé par Theo : « Maintenant que tu m’en parles dans ta lettre, je me souviens très bien que, lorsque tu m’as suggéré à l’époque de devenir peintre, j’ai pensé que c’était tout à fait inapproprié, et je ne voulais pas en entendre parler. Ce qui a mis fin à mes doutes, c’est la lecture d’un ouvrage intelligible sur la perspective, Cassagne, Guide de l’Abc du dessin, et le fait qu’une semaine plus tard je dessinais un intérieur – une cuisine – avec un poêle, une chaise, une table et une fenêtre bien à leur place et sur leurs pattes, alors qu’auparavant il me semblait que la profondeur et la juste perspective dans un dessin relevaient de la sorcellerie ou étaient un effet du hasard. » [214N] Il ne faut pas s’étonner que Van Gogh ait d’abord douté de sa vocation artistique. Son talent était loin d’être inné, comme en témoigne par exemple un dessin réalisé quelques années auparavant (Vincent van Gogh, Canal, 1873. Dessin, 25,4 x 25,8 cm .Van Gogh Museum, Amsterdam).

Van Gogh constate également, à juste titre, qu’il lui manque certaines connaissances techniques telles que la représentation de la perspective. L’ouvrage qu’il cite comme l’ayant aidé à franchir le pas correspond au Guide de l’alphabet du dessin d’Armand-Théophile Cassagne, paru en 1880, qu’il s’était peut-être procuré à Mons. Van Gogh étudia de manière très approfondie cet ouvrage et d’autres cours de Cassagne, ainsi que des manuels pour artistes de divers auteurs. Une fois converti à son nouveau métier, il se met au travail avec une frénésie caractéristique. Sans doute grâce aux contacts qu’il entretenait dans le milieu artistique, il savait que les étudiants des académies se formaient au dessin en copiant des estampes ou des modèles, et il demanda à son frère de lui faire parvenir d’autres exemples : «Si je ne me trompe pas tu dois encore avoir ‘les travaux des champs’ de Millet. Voudrais-tu avoir la bonté de me les prêter pour un peu de temps et de me les envoyer par la poste. Tu dois savoir que je suis en train de griffonner de grands dessins d’après Millet et que j’ai fait les heures de la journée ainsi que le Semeur. Hé bien, peut-être si tu les voyais n’en serais-tu pas trop mécontent. Maintenant si tu voudrais m’envoyer les travaux des champs, peut-être pourrais-tu y ajouter encore d’autres feuilles par ou d’après Millet, J. Breton, Feyen Perrin, &c. [...] Une feuille que j’aimerais immensément avoir c’est la grande eau forte de Daubigny d’après Ruysdael, le buisson, qui se vend à la calcographie du Louvre. » [156] À la fin de la lettre, Van Gogh précise : « J’ai écrit un mot à M. Tersteeg pour lui demander si peut-être il y aurait moyen pour que j’eusse pour un temps les exercices au fusain de Bargue, c.à.d. les études du modèle nu que tu connais. Je ne sais s’il le fera ou non, c.à.d. de me les envoyer, mais en cas qu’il ne le ferait pas, ne pourrais-tu pas l’influencer plus ou moins à mon avantage. Car ces Exercices au fusain me seraient éminemment utiles. Mais peut-être qu’il me fera la grâce de m’en envoyer au moins quelques feuilles, sinon le cours entier. »

La série des Travaux des champs (cat. 66-69) se compose de dix représentations d’après Millet que Van Gogh copiera à plusieurs reprises, tant au Borinage qu’à Bruxelles. Une seule de ces copies a été conservée ; elle a pu être exécutée aussi bien dans la région minière que dans la capitale belge, bien que la technique appliquée plaide plutôt pour une exécution à Cuesmes (cat. 5). Alors que les modèles utilisés par Van Gogh étaient de format modeste, cette œuvre est une feuille de belles dimensions, beaucoup plus grande que la gravure : en effet, l’artiste était désormais habitué à travailler sur le grand format des estampes de Bargue [157].

Fig. 5 – The Bearers of the Burden, 1881, Dessin, 47,5 x 63 cm. Coll. Kröller-Müller Museum, Otterlo, inv. KM 122.865 recto.
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Fig. 5 – The Bearers of the Burden, 1881, Dessin, 47,5 x 63 cm.

Vu les dizaines d’études réalisées en un peu plus de deux semaines, il est incontestable que Van Gogh prenait très au sérieux la nouvelle voie qu’il s’était choisie  (13). Les Exercices au fusain de Charles Bargue consistaient en des lithographies de dessins au trait représentant des figures et permettant d’étudier l’anatomie, les proportions et les positions du corps humain  (14) (cat. 79-81). Van Gogh copia également le Cours de dessin en deux volumes, qui contenait des dessins lithographiés de Bargue d’après les maîtres anciens devant servir de modèles  (15). Avec prudence, il s’aventure aussi vers des productions plus libres, qui n’ont pas non plus été conservées.

Des échos du Borinage

Si Van Gogh devait devenir l’un des grands rénovateurs de la peinture et du dessin de son temps, il resta tout au long de ses dix ans de carrière étonnamment fidèle à certains principes et motifs artistiques qu’il avait déjà intégrés à sa pensée et à son travail dans le Borinage. Grâce à son expérience professionnelle à la galerie d’art et à ses visites dans les musées, il s’était familiarisé avec le réalisme de maîtres tels que Millet, Breton, Lhermitte, Mauve, Israëls et bien d’autres, et était sensible aux représentations inspirées du quotidien de la classe ouvrière. Son séjour au Borinage le plonge dans une réalité similaire, et lorsqu’il visite la fosse de Marcasse, il découvre des scènes et des lieux qu’il estime dignes d’être fixés par la peinture, comme les maintenages, ces petites cavités où les mineurs extraient le charbon : « Si quelqu’un essayait de faire un tableau des maintenages, ce serait quelque chose de nouveau et d’inouï, ou plutôt de jamais vu. Imagine-toi une série de cellules dans un couloir plutôt étroit et bas, étayé par une charpente rudimentaire. Dans chacune de ces cellules, un ouvrier dans un vêtement de toile grossière, malpropre et souillé comme un ramoneur, en train de détacher le charbon à la faible lueur d’une petite lampe. Dans certaines de ces cellules, l’ouvrier se tient debout, dans d’autres (veines tailles à plat) il est couché à plat sur le sol. » [151N].

Fig. 6 – La veillée (d’après Jean-François Millet), 1889, Huile sur toile, 74,2 x 93 cm. Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation), inv. s174V/1962.
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Fig. 6 – La veillée (d’après Jean-François Millet), 1889, Huile sur toile, 74,2 x 93 cm.

Vincent van Gogh trouve le Borinage singulier et pittoresque et associe ce qu’il y voit aux œuvres de peintres tels que Pieter Bruegel, Matthijs Maris et Albrecht Dürer [149N]. Inspiré tant par ses préférences artistiques que par son environnement quotidien, il fait tout naturellement le choix d’un répertoire réaliste et puise dans la région houillère des motifs qui lui plaisent, comme les mineurs en route pour la fosse, évoqués plus haut. À Bruxelles, un motif analogue débouchera sur l’un des sommets de son œuvre précoce, The Bearers of the Burden (Les porteuses de fardeaux) (cat. 12). La période hollandaise de Van Gogh (1881-1885) est dominée par des représentations fondées sur la vie des paysans et des ouvriers (cat. 13, 17-22 et 29-39), pour la plupart des études de modèles, mais parfois aussi des créations plus ambitieuses, chargées de sens, tel le dessin Worn Out (épuisé), un petit format néanmoins très travaillé (cat. 13).

À La Haye, où il séjourne de décembre 1881 à septembre 1883, Van Gogh réinvestit dans un certain nombre de dessins ses impressions du Borinage. Dans des dessins représentant un garçon avec une bêche (cat. 20) et un homme avec une pioche (ill. 3), il montre comment les mineurs borains s’enveloppaient la tête avec des sacs à charbon vides. Dans une aquarelle, il figure des femmes portant des sacs de charbon (cat. 17). Des mineurs dans la neige, avec le charbonnage à l’arrière plan (cat. 18), incarnent l’hiver dans une série de quatre petites aquarelles évoquant les quatre saisons, dont deux ont été perdues  (16). Enfin, lorsqu’il dessine un cheval harassé, ses pensées se tournent indubitablement vers les vieilles bêtes qui transportaient le charbon sous la terre et qu’il avait aperçues lors de sa visite dans la fosse de Marcasse [151N] (cat. 16). On peut supposer que pour ce genre d’œuvres, Van Gogh puise aussi son inspiration dans les illustrations qu’il découpe dans des revues françaises et anglaises qu’il collectionne pendant son séjour haguenois. Cette collection, aujourd’hui conservée au Van Gogh Museum, contient trente-trois planches représentant des scènes de la vie des mineurs. Un grand nombre d’entre elles témoignent des accidents de l’époque, telle l’image de l’explosion de la mine de l’Agrappe, survenue à l’époque où Van Gogh vivait dans le Borinage et dont il observa de très près les terribles conséquences. Mais ces coupures de presse constituent également un échantillon de la vie au fond et autour de la mine (cat. 23-28). À La Haye, Van Gogh s’intéresse encore beaucoup à des motifs tirés de la vie des mineurs, comme l’indique clairement son projet inabouti, déjà mentionné ici, d’aller travailler pendant deux mois dans le Borinage avec Anthon van Rappard.

Les cabanes

Fig. 7 – Métier à tisser avec tisserand, 1884, Huile sur toile 68,3 x 84,2 cm, Coll. Kröller-Müller Museum, Otterlo, inv. KM 107.755.
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Fig. 7 – Métier à tisser avec tisserand, 1884, Huile sur toile, 68,3 x 84,2 cm.

Avant même de décider de devenir artiste, Van Gogh est fasciné par les modestes habitations des mineurs borains : « En règle générale, leurs maisons sont petites, on devrait plutôt dire leurs cabanes ; elles sont disséminées le long de ces chemins creux, dans le bois et sur les versants des collines. Çà et là, on voit encore des toits recouverts de mousse et le soir, une lumière accueillante luire à travers les petits carreaux des fenêtres. » [149N] Au cours de son voyage à pied dans le Pas-de-Calais en mars 1880, il aperçoit des « fermes & hangars ayant conservé, que Dieu en soit loué & remercié, leurs toitures de chaume moussu », selon sa formule mélancolique [158]. Ces motifs de maisonnettes et de cabanes rustiques lui étaient également connus à travers l’œuvre de certains peintres, notamment ceux de l’école de La Haye et de l’école de Barbizon. Parmi les rares dessins personnels de l’année 1880 qui nous soient parvenus (cat. 40, 41), deux ont pour sujet des chaumières de mineurs cuesmois.

Leur provenance est associée à Charles Decrucq, le logeur de Van Gogh à Cuesmes, tout comme, sans doute, leur identification aux maisons (détruites depuis) des familles Zandmennik et Magros. Si les dessins signés « VG » trahissent la touche du débutant, avec une perspective et des ombres maladroites, ils rendent bien le caractère pittoresque de ces maisons d’ouvriers qui avait tant frappé Van Gogh. Ces deux œuvres de jeunesse inaugurent un motif central dans son œuvre. En avril 1881, Vincent s’installe chez ses parents à Etten, dans le Brabant-Septentrional, où il va continuer à se former au dessin. Dans cet environnement champêtre, le jeune peintre, sur les traces de Millet, veut représenter la vie paysanne dans des scènes avec figures, tout en cherchant d’autres thèmes campagnards. Il dessine notamment « une cabane sur la Heike et aussi cette grange au toit de mousse sur la route de Roosendaal qu’ils appellent ici la grange protestante » [167N]. Le deuxième dessin est inconnu, mais le premier cité correspond très certainement au charmant Paysage avec cour de ferme près d’Etten (cat. 42).

En décembre 1881, Van Gogh part pour La Haye. Tandis qu’il persévère dans son étude clairement axée sur la figure humaine, les motifs urbains font leur entrée dans son œuvre. Mais son attirance pour la vie à la campagne ne se dément pas pour autant. Il se rend souvent à Scheveningen et dans ses environs ; à plusieurs reprises, il en représente les humbles maisonnettes et les pittoresques sécheries de limandes (ill. 6). Le village de Loosduinen lui offre également des idées de motifs ; en août 1883, il y exécute Crépuscule (Fermes à Loosduinen) (cat. 43). C’est d’ailleurs aussi pour satisfaire son besoin de vivre au contact de la nature que Van Gogh décide, le mois suivant, de partir pour la Drenthe. Dans cette province encore relativement préservée, les chaumières et les fermes sans prétention occuperont dans son œuvre une place de premier plan (cat. 44). Il écrit à Theo : « Ci-joint un croquis d’après la première étude que j’ai peinte dans le voisinage, une chaumière dans la bruyère. Une chaumière entièrement faite de mottes de bruyère et de branchages. J’ai vu aussi l’intérieur d’une demi-douzaine de telles chaumières, dont je ferai également des études. » [386N]

À cette époque, les peintres de Barbizon ne quittent pas ses pensées, et les modestes maisons de la Drenthe lui rappellent un tableau de Jules Dupré qu’il avait vu au cours de l’année précédente, « deux chaumières dont les toits moussus d’un ton étonnamment profond se dessinent sur un fond de ciel vespéral poudreux, vaporeux » [386N] (ill. 7). Cependant, les conditions de vie et de travail qu’il trouve dans la Drenthe le déçoivent, et début décembre, il revient chez ses parents, qui s’étaient installés en août 1882 à Nuenen, dans le Brabant-Septentrional. Van Gogh restera près de deux ans à Nuenen, plongé au cœur de la vie villageoise. La condition paysanne y devient le thème central de son art, débouchant sur Les Mangeurs de pommes de terre. Toutefois, ici encore, elle n’est pas seulement incarnée par des représentations de figures : elle sous-tend aussi une nature morte avec des pommes de terre ou un vieux clocher gothique flanqué d’un cimetière (auquel Van Gogh donna le titre français Cimetière de paysans), tout comme les nombreuses chaumières qu’il dessine et peint à Nuenen (cat. 45-48). En mai 1884, il explore le thème avec « une Chaumière de tisserand au crépuscule, à nouveau dans le style de ces huttes de la Drenthe » [447N] (cat. 45). Mais c’est un an plus tard qu’il est vraiment saisi par l’esprit. Pour ses œuvres récentes, dont Les Mangeurs de pommes de terre et d’autres tableaux et dessins apparentés, il avait beaucoup travaillé à l’intérieur des maisons, entrant au sens propre dans la vie des paysans – ce qui éveille en lui un sentiment très fort. À présent, en mai 1885, il décide de peindre l’une de ces habitations en grand format : ce sera La Chaumière, l’un des sommets de sa période hollandaise (ill. 8). L’œuvre fut précédée d’une étude avec deux esquisses de ce motif (cat. 46). La longue série de petits formats qui suit, ainsi que de nombreux passages des lettres, témoignent de l’enthousiasme que lui inspire le thème. Ainsi écrit-il début octobre, à propos de représentations de nids d’oiseaux : « La nichée et les nids, cela me tient à cœur – surtout ces nids d’hommes, ces chaumières sur la bruyère et leurs habitants. » [533N] Pour tout dire, la chaumière symbolise la vie de ses habitants, ces paysans que Van Gogh estimait si étroitement liés à la nature.

Fig. 8 – Moissoneur à la faucille (d’après Jean-François Millet) 1880, Dessin, 55,5 x 30 cm, Uehara Museum of Modern Art.
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Fig. 8 – Moissoneur à la faucille (d’après Jean-François Millet) 1880, Dessin, 55,5 x 30 cm.

Avec son départ pour Anvers en novembre 1885, d’où il poussera jusqu’à Paris trois mois plus tard, les chaumières campagnardes disparaissent provisoirement de l’œuvre de Van Gogh. Dans les tableaux exécutés à Arles, où il s’installe en février 1888, apparaissent les mas provençaux aux façades crépies et aux tuiles rouges, pourtant manifestement dépourvus du charme que les cabanes plus rustiques exerçaient sur l’artiste. Seul un séjour d’une petite semaine aux Saintes-Maries-de-la Mer, en mai-juin de la même année, saura relancer son enthousiasme pour le sujet. Dans ce petit village de pêcheurs, il réalise trois tableaux et neuf dessins ; la plupart de ces derniers réservent une place centrale aux cabanes de gardians locales, qui abritaient non seulement ces cavaliers conduisant les manades camarguaises mais aussi des ouvriers et des pêcheurs (cat. 49). De retour à Arles, Van Gogh reprend quelques-uns de ces dessins à la peinture (ill. 9). À Saint-Rémy, où il se fait volontairement interner en mai 1889 à l’asile Saint-Paul-de-Mausole, il ne peint que quelques œuvres représentant des cabanes aperçues dans les environs. Rien d’étonnant à cela, car sa maladie le contraint à demeurer la plupart du temps à l’intérieur ou à proximité de l’hôpital  (17). Par ailleurs, vers le 10 juillet 1889, il écrit à sa mère que la Provence lui fait regretter certains aspects qui lui rendaient si chers les paysages brabançons, dont « ces toits campagnards moussus des granges ou des chaumières de chez nous » [788N].

En revanche, le rôle prépondérant que jouent les cabanes dans ses tableaux d’avril 1890 en dit long. Exécutés durant une période marquée par une mélancolie profonde, ils sont inspirés par des souvenirs du Brabant (ill. 10). Différents croquis de cette époque y sont étroitement liés et représentent des travailleurs ou des promeneurs, parfois dans un paysage enneigé ou dans le décor d’une cabane pittoresque (cat. 50, 51). Dans une lettre d’octobre 1889, Van Gogh confie à Émile Bernard qu’il conserve un profond attachement pour la cabane paysanne. Il espérait obtenir par l’intermédiaire de son ami de plus amples informations sur des reconstitutions d’habitations de différents pays qui avaient été présentées cette année-là à l’Exposition universelle, mais il lui confie dans le même souffle : « Enfin pour moi en fait d’architecture ce que je connais de plus admirable c’est la chaumière au toit de chaume moussu avec son foyer noirci. » [809]

Van Gogh quitte Saint-Rémy le 16 mai et, après un bref séjour à Paris chez Theo et sa famille, il arrive le 20 mai à Auvers-sur-Oise, où il travaillera pendant dix semaines jusqu’à sa mort le 29 juillet. C’est une période de productivité considérable. L’artiste se remet immédiatement à son motif de prédilection, puisque dès le surlendemain de son arrivée, il écrit à Theo : « A présent j’ai une étude de vieux toits de chaume avec sur l’avant plan un champ de pois en fleur et du blé, fond de colline. Une étude que je crois que tu aimeras. » [874] Vu sa propension à la nostalgie, on est presque surpris qu’il ajoute un peu plus loin : « C’est très coloré ici – mais comme il y a de jolies maisons de campagne bourgeoises ; bien plus joli que Ville d’avray &c. à mon goût. […] Mais je trouve presqu’aussi jolies les villas modernes et les maisons de campagne bourgeoises que les vieux chaumes qui tombent en ruines. » Si Van Gogh réalise de nombreuses vues de villages, avec de temps en temps des habitations anciennes et modernes (ill. 11), il peint et dessine principalement des maisons d’ouvriers, avec une ferveur proche de celle qui l’animait lorsqu’il représentait les chaumières de Nuenen en 1885. La plupart de ces œuvres sont de dimensions modestes (cat. 52, 53 , mais Rue à Auvers-sur-Oise (cat. 54) constitue un tableau résolument ambitieux. Le thème, inauguré si sobrement avec les maisons des mineurs du Borinage, trouve son apothéose dans les compositions d’Auvers-sur-Oise.

Les tisserands

Fig. 9 – Le moissonneur (d’après Jean-François Millet), 1889 Huile sur toile, 44 x 33 cm. Van Gogh Museum, Amsterdam (Vincent van Gogh Foundation), inv. s 198V/1962.
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Fig. 9 – Le moissonneur (d’après Jean-François Millet), 1889 Huile sur toile, 44 x 33 cm.

Au cours de son éprouvant voyage dans le Pas-de-Calais en mars 1880, Van Gogh avait traversé des villages de tisseurs et avait été très ému en voyant ces artisans au travail  (18). En septembre, il écrit à Theo : « Les charbonniers & les tisserands sont encore une race à part quelque peu des autres travailleurs & artisans et je sens pour eux une grande sympathie & me compterais heureux si un jour je pourrais les dessiner, en sorte que ces types encore inédits ou presque inédits fussent mises au jour. L’homme du fond de l’abime, “de profundis” c’est le charbonnier, l’autre à l’air rêveur, presque songeur, presque somnambule, c’est le tisserand. » [158] Dans la lettre suivante, écrite alors qu’il vient de s’installer à Bruxelles, Van Gogh fait part de son intention : « Une fois maitre de mon crayon ou de l’aquarelle ou de l’eau forte, je puis retourner au pays des charbonniers ou tisserands pour mieux faire d’après nature que jusqu’ici. » [159] Son intérêt pour les portraits de tisserands a peut-être été nourri par le souvenir d’un roman de George Eliot, qu’il avait lu en 1876 : Silas Marner, weaver of Raveloe, dont le personnage principal est un tisseur.

Si le projet ne se concrétise pas à ce moment-là, il est relancé en septembre 1882. La famille Van Gogh vient de s’installer à Nuenen, et Willemien, la sœur de Vincent, lui décrit ce village, et notamment les tisserands qui y travaillent, dans l’une de ses lettres. Par la suite, l’artiste écrit à Theo : « Je lui ai demandé quelques renseignements supplémentaires au sujet des tisserands, qui m’intéressent particulièrement. J’ai vu çà l’époque dans le Pas-de-Calais, c’était d’une beauté indescriptible. » [261N] Vincent puise peut-être aussi son inspiration dans sa collection de coupures de magazines, qui contenait quelques images de tisserands (ill. 12, 13). Par ailleurs, début 1883, il lit Le Peuple, de Jules Michelet, qui rejette l’industrie textile au profit du tissage artisanal et qui enveloppe la figure du tisserand d’une certaine aura poétique  (19). Lorsque Van Gogh s’établit à Nuenen, fin 1883, les tisseurs locaux deviennent vite le sujet central d’une campagne artistique de plusieurs mois (cat. 55-59). Dans une lettre à Theo du 5 juillet 1884, son père soupire : « Vincent travaille encore à ses tisserands. Quel dommage, serait-on tenté de dire, qu’il ne choisisse pas plutôt un paysage de temps en temps  (20). » On a conservé dix tableaux et seize dessins indépendants, tant des aquarelles que des dessins à la plume. Van Gogh représenta aussi d’autres activités liées au tissage, comme le bobinage du fil (cat. 60). Il n’est pas seulement impressionné par les tisserands, mais aussi par les effrayants métiers à tisser. Même sans être actionné par une figure, « ce monstre noir de bois de chêne sali » semble doué d’une sorte de vie propre, être davantage qu’une simple machine, écrit-il à Anthon van Rappard : « Il faut qu’une espèce de soupir ou de plainte s’exhale parfois de ce fatras de lattes. » [437N]. Il est impossible de donner une interprétation univoque des tisserands représentés par Van Gogh à Nuenen  (21). Une scène d’intérieur avec un tisseur et un enfant distille une atmosphère intime, à rapprocher de sa lecture de Silas Marner  (22) (ill. 14). De même, le tisserand qui apparaît dans un dessin à la plume de format assez petit semble exprimer la satisfaction (cat. 55). Il est difficile de se prononcer sur le caractère d’autres œuvres, qui tendent vers un réalisme un peu sombre (cat. 56, 59), tandis que le tisserand du Musée Boijmans Van Beuningen ne dissimule pas son exaspération (cat. 58). Quoi qu’il en soit, Van Gogh était conscient des éprouvantes conditions de travail de ces ouvriers, qui percevaient pour leur peine un salaire de misère. Il sentait en eux « quelque chose d’agité et d’inquiet » [479N]. Si son œuvre ne constitue pas une critique sociale de leur situation, l’image du tisserand songeur qui fascinait encore Van Gogh en 1880 se dissipa à Nuenen en 1884, lorsqu’il fut confronté à une vision plus réaliste de leur existence.

Des copies en couleur

Fig. 10 – Les bêcheurs (d’après Jean-François Millet), 1880, Dessin (papier et crayon), 35 x 55 cm. Collections Ville de Mons, MBA.1019.
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Fig. 10 – Les bêcheurs (d’après Jean-François Millet), 1880, Dessin (papier et crayon), 35 x 55 cm.

À Etten, Van Gogh se met à réaliser des dessins de sa propre invention, quoique souvent explicitement inspirés par les modèles qu’il avait copiés dans le Borinage et à Bruxelles, notamment les estampes d’après Millet. Le semeur du peintre de Barbizon servit de base à plusieurs dessins de ce motif (ill. 16), tout comme les Travaux des champs (cat. 66-69). Le bûcheron de cette série donna lieu à une variante personnelle (ill. 17), et le paysan fauchant avec une faucille aura sans doute été le point de départ d’une œuvre de Van Gogh qui représente un jeune homme coupant de l’herbe avec le même instrument (cat. 15). La femme à la baratte émane également d’un modèle de Millet (cat. 14, ill. 15), que Van Gogh, néanmoins, ne semble pas avoir copiée en Belgique  (23). À La Haye, son œuvre se peuple de nouveaux semeurs (cat. 22), et à Nuenen de grandes figures travaillant dans les champs font souvent écho aux Travaux de Millet (cat. 69), de même qu’une monumentale représentation de bûcheron (cat. 37). À Arles, Van Gogh s’appuiera sur le Semeur de Millet lors d’une ambitieuse tentative pour exécuter un tableau de figure moderne (ill. 18). Mais c’est dans la production de Saint-Rémy que l’on trouve le plus frappant rappel du Borinage dans son œuvre tardive. En septembre 1889, il commence à peindre des copies colorées – ou plus exactement, des interprétations – d’estampes en noir et blanc d’après des œuvres de peintres qu’il admirait. À cette époque, Van Gogh se sent trop malade pour travailler à l’extérieur, mais il trouve une consolation dans son traitement personnel de ces gravures : « je pose le blanc et noir de Delacroix ou de Millet ou d’après eux devant moi comme motif. – Et puis j’improvise de la couleur là-dessus mais bien entendu pas tout à fait étant moi mais cherchant des souvenirs de leurs tableaux – mais le souvenir, la vague consonance de couleurs qui sont dans le sentiment, sinon justes – ca c’est une interprétation à moi. » [805]

Neuf ans plus tôt, ces estampes lui avaient servi de points de repère sur la voie artistique ; à présent, elles offraient à l’artiste désormais chevronné une prise sur sa vie quotidienne, perturbée par sa mauvaise santé. Le réconfort qu’il puise dans l’exécution de ces toiles ne tient sans doute pas seulement à l’imitation de ses grands modèles, mais aussi au souvenir de ses premiers pas d’artiste, qu’il avait faits avec tant d’enthousiasme et de persévérance dans le Borinage et à Bruxelles.

Van Gogh réalisa en tout vingt-huit de ces interprétations colorées. Il copia Eugène Delacroix: Le Bon Samaritain et, à deux reprises, la Pietà  (24) (ill. 19). Il fit deux représentations d’après Rembrandt, La Résurrection de Lazare (ill. 20) et L’Archange Raphaël  (25) (qui n’est plus attribué au maître d’Amsterdam). Il prend également pour modèles des œuvres de Gustave Doré, d’Honoré Daumier et de Virginie Demont-Breton, mais, comme en 1880, il s’inspire surtout du travail de son grand guide, Jean-François Millet. Comme à cette époque, il copie les dix scènes des Travaux des champs  (26) (cat. 62-65), la série des Quatre Heures de la journée  (27) (cat. 70, 72), Le Semeur, à deux reprises  (28) (cat. 75) et les Bêcheurs (cat. 61). La correspondance n’indique pas qu’il ait copié les trois œuvres suivantes à ses débuts : Champ enneigé avec une herse, Bergère assise et Premiers Pas  (29) .

Nouvelle étude de figures d’après Bargue

Le 16 mai 1890, Van Gogh quitte l’asile de Saint-Rémy et, après avoir passé quelques jours chez Theo, sa jeune épouse et son bébé, il s’installe le 20 mai à Auvers-sur-Oise. Ce village ressuscite son intérêt pour la peinture de figures et de portraits, pour laquelle l’environnement de Saint-Rémy n’offrait en rien des conditions idéales. Pour s’y préparer, Vincent revient une nouvelle fois à ses débuts, en reprenant les Exercices au fusain de Charles Bargue. Les copies qu’il en avait faites (dont aucune ne nous est parvenue) avaient constitué à Cuesmes, Bruxelles et Etten un élément important de son étude de la figure humaine, et il pensait que les planches de Bargue seraient à nouveau un précieux matériau d’étude. Publiée par Goupil en 1871, la série de soixante feuilles était toujours en vente chez son successeur, Boussod, Valadon & Cie, et donc disponible dans la succursale parisienne de la galerie d’art, gérée par Theo à Montmartre. Aussi Vincent adresse-t-il une requête à son frère, un jour après son arrivée : « Lorsque tu pourras le faire tu m’enverrais pour un temps les exercices au fusain de Bargue, j’en ai absolument besoin, je les copierai pour garder pour de bon les copies. » [874] Theo ne réagissant pas assez vite à son goût, il le relance le 3 juillet : « Puis aussitôt que tu pourrais me les envoyer je tiendrais absolument à copier encore une fois toutes les Etudes au fusain de Bargue, tu sais les figures nues. Je peux les dessiner relativement vite, mettons dans un mois les 60 feuilles qu’il y a, donc tu enverrais un exemplaire en commission, je ferais en sorte de ne pas les tacher ou salir. Si je négligeais d’étudier encore les proportions et le nu je me trouverais mal pris plus tard. » [877]

Entre-temps, Van Gogh avait déjà exécuté un portrait, celui du docteur Gachet (ill. 21). Il nourrissait de grandes ambitions dans le genre du portrait, comme il l’expliquera quelques jours plus tard à sa sœur Willemien : « Ce qui me passionne le plus, beaucoup, davantage que tout le reste dans mon métier – c’est le portrait, le portrait moderne. Je le cherche par la couleur et ne suis certes pas seul à le chercher dans cette voie. Je voudrais, tu vois je suis loin de dire que je puisse faire tout cela mais enfin j’y tends, je voudrais faire des portraits qui un siècle plus tard aux gens d’alors apparussent comme des apparitions. Donc je ne nous cherche pas à faire par la ressemblance photographique mais par nos expressions passionnées, employant comme moyen d’expression et d’exaltation du caractère notre science et goût moderne de la couleur. » [879]

Lorsqu’il tient enfin les Exercices entre ses mains, Van Gogh ne met pas à exécution son projet ambitieux de copier toutes les représentations : il fit six petites copies dans un carnet de croquis (ill. 22-24) et quatre dans un format plus grand (cat. 76-78). Il dessina l’une d’entre elles par-dessus une première esquisse de figure (cat. 77). Pour ces dix copies, il s’appuya seulement sur quatre modèles tirés du portfolio de Bargue  (30) (cat. 79-81). Les lettres n’indiquent pas pourquoi il s’en tint là, mais il avait vraisemblablement vite compris que les exercices de Bargue, destinés aux étudiants des académies, ne lui apportaient plus, à lui qui était un artiste très expérimenté, l’appui qu’il en avait attendu. Quoi qu’il en soit, les échos du Borinage, y compris celui-ci, résonneront encore jusque dans les derniers mois de la vie de Van Gogh.