00:00:00 / 00:00:00


FRANCAIS - ENGLISH
Enluminure - Moyen Age - Allemagne - Esthétique - Histoire de l'art Ingrid Falque Théorie et pratique de l’image dans l’Exemplar d’Henri Suso
Expert
Reporticle : 149 Version : 1 Rédaction : 01/10/2015 Publication : 15/10/2015

Avant-propos

Cette contribution consiste en une présentation synthétique des résultats de la recherche postdoctorale que j’ai effectuée à l’université de Leiden en 2011-2013, dans le cadre d’un Intra-European Fellowship for Career Development des Actions Marie Curie. Je tiens à remercier Geert Warnar, Nigel Palmer, Agnès Guiderdoni, Ralph Dekoninck et David Pasteger pour leurs relectures et leurs conseils.

Introduction

Henri Suso (ou Heinrich Seuse) est, aux côtés de Maître Eckhart et de Johannes Tauler, l’un des mystiques allemands de la fin du Moyen Âge les plus célèbres. Lorsqu’il s’agit d’envisager la relation entre images et discours mystique, Suso apparaît également comme l’un des auteurs les plus fascinants de son époque. Particulièrement complexe, sa conception du statut et du rôle de l’imagerie, tant verbale que visuelle, dans le champ de la mystique a fortement marqué les auteurs spirituels ultérieurs. C’est dans l’Exemplar, compilation de ses œuvres allemandes réalisées à la fin de sa vie, sous la forme d’un ouvrage alliant textes et images, que la pensée de Suso sur les images s’exprime de la manière la plus élaborée. Cet ouvrage apparaît donc comme un champ particulièrement fécond pour quiconque souhaite étudier la façon dont Suso construit et transmet son enseignement mystique, tant verbalement que visuellement.

Dans le cadre de cet article, il s’agira dans un premier temps d’étudier la théorie de l’image de Suso, avant de déterminer dans quelle mesure ce discours sur les images trouve une expression dans les dessins de l’Exemplar. Enfin, la question de l’articulation entre texte et image sera envisagée en recourant au concept théorique de cadre, notre but étant de mettre en lumière le caractère atypique de ce recueil de textes mystiques.

Henri Suso, vie et œuvre

Né vers 1295 à Constance, Henri Suso entre dès l’âge de treize ans chez les Dominicains de sa ville natale (1). Il y suit d’abord la formation dominicaine traditionnelle, avant de partir pour le Studium generale de Cologne où il étudie la philosophie et la théologie. Il y rencontre Maître Eckhart, dont l’influence sera fondamentale. En 1327, Suso rentre au monastère de Constance pour y devenir lecteur. Trois ans plus tard, il se voit accusé d’hérésie en raison de son premier ouvrage le Petit livre de la Vérité (Büchlein der ewige Weisheit). Ce texte n’est autre qu’une défense et une reformulation, plus orthodoxe, des positions théologiques d’Eckhart, qui avait lui-même été condamné pour hérésie quelques années auparavant. Suso est ainsi contraint de se rendre au chapitre général de l’Ordre dominicain, à Maastricht, pour s’y défendre ; il évite la condamnation, mais cet épisode ternit sa réputation et met abruptement fin à sa carrière académique. Il se consacre alors à ses charges pastorales jusqu’à sa mort en 1366, à Ulm. À partir des années 1330, Suso est directeur spirituel de nombreuses nonnes dominicaines et de béguines. Il est aussi entouré d’un cercle de disciples (hommes et femmes), que l’on nomme les « amis de Dieu ». Parmi ceux-ci, Elsbeth Stagel, une dominicaine du couvent de Töss (dans la région de Winterthur en Suisse), qu’il considère comme sa fille spirituelle et qui jouera un rôle important dans sa vie. C’est en effet avec elle qu’il rédige sa Vita, récit qui relate la vie du Serviteur de la Sagesse éternelle et que l’on tend à qualifier d’autobiographique (ou plutôt « auto-hagiographique »). Suso y façonne son expérience personnelle, afin d’offrir à ses lecteurs un enseignement mystique et un modèle de perfection spirituelle à imiter (2).

Fig. 1 – Ulm, fin du 15e siècle. Henri Suso en Serviteur de la Sagesse éternelle, gravure sur bois.
Photo WikipediaFermer
Fig. 1 – Ulm, fin du 15e siècle. Henri Suso en Serviteur de la Sagesse éternelle, gravure sur bois.

Dès le 15e siècle, les épisodes les plus marquants de la vie du Serviteur relatés dans la Vita ont forgé la légende et l’iconographie de Suso. Dans une gravure sur bois colorée, produite à Ulm vers 1470-80, Suso est représenté en tant que Serviteur de la Sagesse éternelle, agenouillé devant une apparition de cette dernière (fig. 01). Portant l’habit dominicain et une couronne de roses rouges et blanches, symboles des souffrances qu’il a endurées tout au long de sa vie, il grave sur sa poitrine nue les lettres IHS. Il s’agit d’une référence directe au chapitre 4 de la Vita, dans lequel le Serviteur raconte comment il a gravé le monogramme du Christ sur sa poitrine à l’aide d’un stylet, afin d’exprimer ostensiblement son amour pour Dieu. Le chien debout, un chiffon dans la gueule, évoque un autre épisode crucial de la Vita, qui marque la transition entre la longue période de mortifications que le Serviteur s’infligeait en guise d’imitatio christi et le début d’une nouvelle phase caractérisée par le renoncement (une notion primordiale de la mystique rhénane) : alors qu’il était dans sa cellule, le Serviteur entendit une voix lui conseillant de regarder par la fenêtre. Il aperçut alors un chien s’acharnant sur un vieux bout de tissu. Dressant un parallèle entre lui et ce chiffon, la voix l’informa ensuite que ses frères agiraient exactement de la même manière avec lui. Le Serviteur se résolut donc à accepter ces souffrances avec détachement. De même, l’enfant qui se tient dans l’arbre et jette des roses sur le Dominicain fait référence à une vision d’Elsbeth, dans laquelle les roses symbolisent les souffrances que le Serviteur a dû endurer tout au long de sa vie.

Cinq textes de la main de Suso nous sont parvenus. Aux 14e et 15e siècles, le plus célèbre d’entre eux est l’Horologium sapientiae, la seule œuvre du Dominicain rédigée en latin. La majeure partie de l’activité littéraire de Suso s’inscrivant dans le cadre de ses charges pastorales, ses autres textes sont en effet écrits en moyen haut allemand. Vers 1362, soit peu de temps avant sa mort, Suso décide de regrouper et d’éditer ces textes dans un recueil qu’il nomme l’Exemplar. De nos jours, cette compilation est son ouvrage le plus connu. Elle se compose de quatre textes : la Vita (dont il vient d’être question), le Petit livre de la Sagesse éternelle (une méditation sur la Passion du Christ prenant la forme d’un dialogue entre la Sagesse éternelle et son Disciple), le Petit livre de la vérité évoqué plus haut et, enfin, le Petit livre des lettres (un recueil de correspondances entre Suso et les nonnes dont il avait la charge spirituelle). Le recueil débute par un prologue général qui expose les motifs de cette vaste entreprise littéraire, à savoir la crainte que son œuvre et ses enseignements ne soient mal interprétés ou ne tombent entre des mains malveillantes, voire dans l’oubli. Plus important encore, dans ces pages introductives, Suso veille à présenter brièvement le contenu de ses « quatre bons livres » (vier guotú buechlú) – ainsi qu’il les désigne, leurs fonctions ainsi que les stratégies qu’il y déploie afin de rendre accessibles ses propos – ce soin apporté à l’explication de ses stratégies littéraires est un fait assez singulier pour être signalé et dont il sera question plus loin.

Fig. 2 – Alsace, début du 15e siècle, Le Serviteur de la Sagesse éternelle recevant les fruits de la Passion, Henri Suso, L’Exemplar, Paris, Bibliothèque nationale de France, ms. All. 222, f° 124r.
Photo BNFFermer
Fig. 2 – Alsace, début du 15e siècle, Le Serviteur de la Sagesse éternelle recevant les fruits de la Passion, Henri Suso, L’Exemplar, Paris.

La plus grande particularité de l’Exemplar réside dans le fait que le texte est accompagné d’un programme iconographique qui se retrouve quasiment à l’identique dans six des quatorze manuscrits conservés (dont le plus ancien, réalisé peu avant 1370 à Strasbourg), ainsi que dans les deux premières éditions (datées de 1482 et 1512). Ce cycle iconographique se compose de onze dessins en pleine-page. L’intégration de ces images au sein du texte est la même dans tous les manuscrits à l’exception d’un seul, aujourd’hui conservé à la Bibliothèque nationale de France à Paris. Le copiste, probablement une nonne du couvent d’Unterlinden comme le suggère la provenance du manuscrit, a décidé de les regrouper tous à la fin du texte. L’intérêt de ce manuscrit réside en outre dans le caractère brut et maladroit des dessins (fig. 02). Ils ont visiblement été exécutés par une personne n’ayant pas de réel don artistique, mais qui jugea tout de même nécessaire de les reproduire, preuve s’il en est de leur importance dans le message véhiculé par cet ouvrage ! Dans les autres copies, l’Exemplar débute systématiquement par une image qui précède le prologue général. Les neuf dessins suivants sont insérés dans la Vita, le plus souvent directement après le passage textuel auquel ils sont liés. Ce premier texte du recueil se clôture par le dixième dessin du cycle : la célèbre « voie mystique » de Suso (cf. infra). On remarquera ainsi que le récit de la progression du Serviteur vers l’union à Dieu relaté dans la Vita débute et s’achève par une image. Enfin, le onzième dessin est intégré au début du deuxième texte du recueil.

Suso est-il l’auteur du programme iconographique qui accompagne ses textes ? Plusieurs éléments portent à croire que c’est bel et bien le cas. En effet, la présence du cycle de dessins dans le manuscrit le plus ancien, le nombre important de copies illustrées, la relative stabilité de la transmission de l’iconographie dans la tradition manuscrite, ainsi que sa complexité et les liens étroits que ces images entretiennent avec le texte sont autant d’éléments qui invitent à considérer Suso comme le concepteur du programme visuel de l’Exemplar. Plusieurs passages du texte suggèrent d’ailleurs que les dessins faisaient partie de son projet initial (3). Si ces arguments ne constituent pas une preuve irréfutable que Suso est l’auteur du programme iconographique de l’Exemplar, ils témoignent tout du moins de la valeur que le Dominicain accorde aux images. Ils indiquent également que le concepteur du programme – s’il ne s’agit pas de Suso – avait une connaissance profonde du texte, tant les liens qui se tissent entre texte et images sont étroits.

La théorie de l’image de Suso

En termes très généraux, on peut affirmer qu’une personne engagée dans un processus de transformation mystique cherche à atteindre la perfection spirituelle et l’union à Dieu. Lorsqu’elle atteint ce stade, elle est détachée du monde sensible et de ses images. Bien entendu, chaque courant spirituel, chaque auteur, présente ce processus selon des spécificités qui lui sont propres. La mystique rhénane – celle dont fait partie Henri Suso – est généralement appelée « mystique du fond » car, à la suite de Maître Eckhart, les auteurs rhénans affirment que l’union à Dieu se produit dans le fond de l’âme (Grunt en moyen haut allemand), une profondeur inexpressible de la nature humaine et divine. Par ailleurs, le moyen d’atteindre cette union dans le fond est la voie du détachement, la Gelassenheit. Il s’agit de se détacher du monde et de ses images pour effectuer un retour vers l’origine de la création, Dieu. Cependant, même s’il faut se détacher des images, celles-ci jouent – et c’est là toute la complexité du phénomène – un rôle primordial dans l’expression mystique. Suso développe ainsi dans l’Exemplar un discours élaboré sur les images.

À la fois disciple de Maître Eckhart et directeur spirituel de nonnes dominicaines, Suso se distingue tout autant par ses profondes connaissances théologiques que par ses préoccupations pédagogiques. Cette dualité rend ses œuvres particulièrement intéressantes en ce qu’elles combinent un haut degré de sophistication intellectuelle à un sens didactique aigu. Sans aucun doute, cette dualité explique son attitude complexe envers les images dans le champ de l’expérience et du discours mystique. En effet, Suso est profondément influencé par la théologie de son maître. Son œuvre est ainsi émaillée de réminiscences des enseignements eckhartiens sur le retour en Dieu, source de toutes les créatures, via le détachement du monde sensible. Ainsi, dans le chapitre 49 de la Vita, qui rassemble une série d’aphorismes, Suso écrit qu’« une personne anéantie doit être détachée des images de la créature, formée avec le Christ et transformée dans la déité » (Ein gelassener mensch muoss entbildet werden von der creatur, gebildet werden mit Cristo, und úberbildet in der gotheit) (4), remaniant par là même une célèbre formule de son maître. Toutefois, si Suso s’avère être un fervent défenseur de la voie apophatique (qui consiste à appréhender Dieu par négations et donc notamment sans images, par opposition à la voie cataphatique qui consiste à recourir à une terminologie positive et à des images pour décrire Dieu), son discours accorde toutefois un rôle prégnant aux images. On a longtemps cru y déceler une contradiction dans son discours : préconisant une appréhension aniconique de Dieu (c-à-d sans images), Suso a cependant recours à des images de toutes sortes. Cette oscillation entre apophatisme et cataphatisme serait, selon certains chercheurs, le résultat d’une tentative de conciliation entre ses préoccupations pédagogiques dans le cadre de ses charges pastorales et son penchant pour la théologie négative eckhartienne (5). Nous serions, en d’autres termes, confrontés à un dilemme entre pratique et théorie.

En réalité, cette opposition généralement admise doit être repensée : l’attitude de Suso face aux images est beaucoup plus subtile. L’apparente ambivalence de son discours sur les images repose sur le fait que, d’une part, il se fonde sur l’apophatisme de son maître et que, d’autre part, il repose sur un ensemble de stratégies rhétoriques recourant aux images (verbales et visuelles). En d’autres termes, Suso prône un certain apophatisme, tout en étant conscient de la valeur et de l’efficacité des images en tant qu’instruments de connaissance et moyen d’expression, même (et peut-être surtout) dans le champ de la mystique. Il combine donc apophatisme et cataphatisme, chacune de ces deux tendances se rapportant à un registre distinct de sa théorie de l’image. Et ces deux registres ne sont pas contradictoires ; au contraire, ils sont complémentaires.

Le premier registre de la théorie de l’image de Suso est profondément ancré dans la tradition apophatique et se rapporte à la place des images dans le processus de progression spirituelle : elles sont des traces du monde créé. Le second porte, quant à lui, sur le rôle des images en tant qu’instruments de connaissance et d’expression mystiques. Il repose sur des stratégies propres à ce qu’on appelle la « théologie imaginative », une méthode interprétative spécifique à certains textes médiévaux (dont ceux de Suso), dans lesquels les points théologiques sont exprimés par le biais d’images et de visualisations. Comme l’écrit Barbara Newman – l’historienne de la littérature qui a développé ce concept – « la caractéristique de la théologie imaginative est qu’elle ‘pense avec des images’, plutôt qu’avec des propositions ou des textes scripturaux (…). Les dispositifs de la littérature – métaphore, symbolisme, allégorie, dialogue – sont ses outils de travail » (6).

L’opinion de Suso sur la place des images dans le processus de progression spirituelle menant à l’union à Dieu – le premier axe de sa théorie – se présente de manière traditionnelle : la personne engagée dans le processus de transformation mystique est invitée à renoncer à soi-même, à se dégager progressivement des sens et de toute attache au monde créé (autrement dit à se « désimager »), afin d’atteindre un état de perfection spirituelle dans lequel elle est totalement annihilée en Dieu ; les images ont alors disparu. Un extrait du Petit livre de la Vérité synthétise bien l’aboutissement de ce processus d’Entbildung (« désimagination ») :

Un ouvrage dit bien qu’on trouve une catégorie de personnes particulièrement élues et exercées, dont l’âme est tellement purifiée et déiforme que les vertus existent chez elles d’une manière presque divine, car elles sont détachées des formes créées, transformées dans l’unité du premier exemplaire (« entbildet und úberbildet in des ersten exemplars einikeit ») et elles parviennent en quelque manière à oublier complètement la vie éphémère et temporelle, elles sont transformées en l’image divine (« verwandelt in goͤtliches bilde ») et ne font qu’un avec elle (7).

De même, dans le chapitre 51 de la Vita, Suso affirme que « plus une vision est intellectuelle, sans images et semblable à cette même contemplation nue, plus elle est noble » (8). Cependant, s’il prône in fine une appréhension aniconique de Dieu, il ne nie pas pour autant l’importance de l’expérience sensible et des images, bien au contraire… Comme Jeffrey Hamburger l’a montré, le discours de Suso sur la place des images dans le processus de transformation mystique se fonde sur la théorie de la spéculation, qui accorde une place cruciale aux sens (9). Basée sur un passage de l’épître de Paul (Romains 1,20) (10), la spéculation en tant que processus « occupe une position intermédiaire dans une progression de la perception mystique, qui mène du naturel au surnaturel. En tant que processus de médiation, la spéculation insiste (…) sur la manière selon laquelle toute la Création peut être lue comme un miroir qui reflète son Créateur (…). Tout l’intérêt du processus que l’on appelle spéculation est de connecter l’intérieur et l’extérieur, le sensible et l’intelligible en un système unique et unifié » (11).

On peut ainsi conclure que si Suso conçoit la perfection spirituelle comme un état de contemplation aniconique, il attache cependant une grande importance au processus de spéculation, et donc à l’expérience sensible, à l’imagination et aux images. Il s’agit là d’un élément crucial qui permet de reformuler l’apparent paradoxe entre théorie et pratique de l’œuvre de Suso lorsqu’il est question d’imagerie. En effet, selon le Dominicain, l’appréhension des réalités invisibles n’est possible que par l’observation de leurs traces dans le monde sensible. Autrement dit, les images jouent un rôle fondamental dans le processus de transformation mystique même si à terme elles sont transcendées.

Ceci nous conduit à aborder le second axe de la théorie des images de Suso, dédié à leur rôle en tant qu’instruments de connaissance. Cet axe apparaît comme une véritable théorisation du rôle des images dans le discours et la pratique mystiques. Comme Jeffrey Hamburger l’a formulé de manière concise et efficace, le programme du Dominicain consiste à « suggérer le sans-image en recourant à des images » (12). Visiblement, il s’agissait là pour le lectorat de Suso d’une méthode complexe requérant une explication sur la manière de procéder. Prenant en considération la dimension fortement didactique de l’Exemplar et la crainte exprimée par Suso, dans le prologue, que son œuvre ne soit ternie par des incompréhensions ou de mauvaises interprétations, cette théorisation de l’usage des images en tant qu’outils interprétatifs n’est pas surprenante, même s’il s’agit d’une posture exceptionnelle pour la période médiévale (13).

Suso met ainsi un point d’honneur à suggérer comment recourir aux images dans un contexte mystique, notamment pour exprimer l’ineffable et figurer l’infigurable. On remarquera d’abord que ces passages théoriques se situent à des endroits-clés du texte, à savoir les prologues – où Suso prend soin de livrer des informations sur le contenu des ouvrages et sa démarche littéraire – et des extraits du texte destinés à synthétiser de ses propos préalables (notamment le dernier chapitre de la Vita, qui consiste en un résumé de sa théologie mystique). En intégrant des commentaires dictant comment recourir à l’imagerie qu’il fournit par ailleurs, Suso guide son lecteur dans l’interprétation de son œuvre.

L’ensemble de l’Exemplar fourmille également de petites phrases qui permettent à Suso d’attirer l’attention du lecteur sur le fait que les passages qui suivent adoptent un langage figuratif ou doivent être interprétés de manière imagée. Ainsi, dans le chapitre 48 de la Vita, la Sagesse éternelle explique au serviteur la différence entre deux types de détachements grâce à un exemple qu’elle introduit en lui disant « Et vois-le par cette comparaison » (Und des nim war in einer bischaft) (14). Plus loin, dans le Petit livre de la Vérité, Suso explique comment l’homme peut être un avec Dieu en recourant à une comparaison qu’il annonce en affirmant fournir une analogie (Und des gib ich ein glichnúst) (15). Il arrive également que Suso fasse appel à l’imagination de son lecteur, comme dans le chapitre 53 de la Vita, lorsque le Serviteur utilise l’image de cercles concentriques formés, à la surface de l’eau, par le jet d’une pierre pour décrire la relation entre les trois personnes de la Trinité, image qu’il introduit en demandant à Elsbeth de la visualiser (hie sezz in diner biltlichen betrahtung) (16).

Parmi les passages plus conséquents dans lesquels Suso dévoile cette théorisation de l’usage des images, deux en particulier méritent que l’on s’y attarde. Le premier apparaît dans les premières lignes du prologue général de l’Exemplar. Suso débute cette introduction par une brève description du contenu et des buts visés par les quatre livres qui constituent la compilation. Au sujet de la Vita, il écrit :

Dans cet exemplaire se trouvent écrits quatre bons livres. Le premier traite partout, par des exemples concrets (mit bildgebender wise), de la vie d’un commençant et enseigne de manière voilée dans quel ordre, selon quelles règles celui qui commence vraiment doit diriger l’homme extérieur et l’homme intérieur selon la tout aimable volonté de Dieu. Et parce que, sans aucun doute, les œuvres bonnes instruisent davantage et élèvent singulièrement mieux le cœur de l’homme que la parole seule, il traite sous forme d’exemples (mit glichnusgebender wise) de maintes œuvres saintes qui furent réellement accomplies (17) .

Suso s’attache ici non seulement à décrire le contenu du premier livre du recueil, mais aussi à expliciter le mode discursif et interprétatif qu’il a mis en place. En effet, l’expression mit bildgebender wise – une invention langagière de Suso que l’on peut traduire littéralement par « d’une manière qui offre/produit des images » – renvoie d’une part aux mécanismes employés par Suso pour transmettre ses idées et son enseignement : un langage figuratif avec de nombreuses métaphores et images verbales, mais aussi la présence des dessins. D’autre part, cette formule renvoie à l’effort interprétatif qu’il attend de son lecteur. Dès la première page du recueil, ce dernier est ainsi invité à interpréter de manière figurative toute l’imagerie fournie par Suso dans son ouvrage.

Le second passage sur lequel il convient de se pencher apparaît dans le dernier chapitre de la Vita et se présente sous la forme d’un dialogue entre le Serviteur de la Sagesse éternelle et Elsbeth, qui lui pose une série de questions sur Dieu. Ce dispositif permet à Suso de résumer l’ensemble des propos qu’il a développés dans les pages qui précèdent. La dernière question d’Elsbeth met en exergue le rôle crucial des images :

Ah, maître ! Vous parlez de votre propre fond et d’après la Sainte écriture d’une façon si pertinente et si chrétienne des mystères de la nue Déité, de la diffusion et du reflux de l’esprit – pourriez-vous m’expliquer par des comparaisons concrètes (mit bildgebender glichnus) comment vous entendez ces sens cachés, afin que je les comprenne d’autant mieux ? J’aimerais aussi que vous me résumiez en brèves paroles et au moyen d’images (mit kurzer bildlicher rede) les hautes pensées qui ont été auparavant longuement développées, afin qu’elles se fixent mieux dans ma faible intelligence (18) .

Dans un premier temps, le Serviteur lui répond dans la droite ligne apophatique : « Comment peut-on traduire en images ce qui est sans images, et montrer le mode de ce qui n’a pas de mode, qui dépasse toutes les pensées et l’intellect humain ? Lorsqu’on trouve une similitude, celle-ci est mille fois plus dissemblable que ressemblante », avant de poursuivre :

Mais cependant, afin de chasser les images par les images (daz man bild mit bilden us triben), je te montrerai ici, autant qu’il est possible, par des images et en faisant des comparaisons, comment entendre en vérité ces mêmes pensées dépouillées d’images, et je terminerai ce long discours par de brèves paroles (19).

Cet ultime échange entre le Serviteur et Elsbeth est crucial, car il évoque de manière explicite le rôle des images dans le discours mystique, c’est-à-dire leur capacité à exprimer tant que faire se peut la dimension ineffable de cette expérience. En outre, Suso explique comment utiliser ces instruments : en affirmant qu’il faut « chasser les images par les images », Suso suggère qu’il faut recourir à son imagination et effectuer un travail mental sur les images emmagasinées dans la mémoire. Ici, il n’est pas tant question d’une élimination des images – comme on a déjà pu le lire chez certains auteurs – que d’un certain mode d’utilisation des images : il faut les remplacer les unes par les autres afin qu’elles se complètent et se corrigent mutuellement, cette alternance offrant la meilleure explication possible de ce qu’est Dieu.

Ces passages du prologue général et du dernier chapitre de la Vita permettent de saisir comment Suso pense l’image, et son usage, dans le discours et l’expérience mystiques : elle est un instrument qui permet de dire l’indicible et de figurer l’infigurable à condition que l’on y recoure de manière adéquate. Ce constat a évidemment des implications sur notre perception de l’Exemplar dans son ensemble, autrement dit comme un objet alliant textes et images. Son discours invite en effet à considérer les éléments visuels de cette œuvre de manière renouvelée et à tenter d’y déceler leur fonction véritable au sein de l’œuvre, dans le processus interprétatif que Suso attend de la part du lecteur. Pour le formuler autrement, le discours de Suso sur les images en tant qu’instrument de connaissance trouve-t-il une expression visuelle dans les dessins de l’Exemplar ?

Les dessins de l’Exemplar. Une mise en image de la théorie de l’image de Suso

Fig. 3 – Strasbourg, vers 1370, Le Serviteur et la Sagesse éternelle, Henri Suso, L’Exemplar, Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, ms 2929, f° 1v.
Photo BNU, StrabsourgFermer
Fig. 3 – Strasbourg, vers 1370, Le Serviteur et la Sagesse éternelle, Henri Suso, L’Exemplar, Strasbourg.

Afin de répondre à cette question, commençons par envisager le témoin illustré le plus ancien, à savoir le manuscrit conservé à la Bibliothèque universitaire de Strasbourg (ms 2929). La première image du cycle – qui est aussi la toute première page du recueil – montre « les noces de l’âme et de la Sagesse éternelle », comme l’indique la légende (fig. 03). Portant l’habit dominicain et identifié par une inscription, le Serviteur apparaît à gauche. Il tient entre les mains une banderole comportant une citation du Livre de la Sagesse (« Je l’ai aimée et je l’ai découverte aux jours de ma jeunesse et je l’ai choisie comme fiancée », Sag. 8,2). Debout à droite, la Sagesse lui répond : « Mon fils, si tu désires la sagesse, conserve la vertu de justice » (Eccl. 1,33). Elle tient entre les mains un Weltscheibe, une allusion à sa présence auprès de Dieu pendant la Création. Ces deux personnages sont entourés des figures en buste de David, Salomon, Job et Aristote qui tiennent des banderoles avec d’autres citations issues des livres sapientiaux. Les paroles prononcées par le serviteur indiquent clairement qu’il évoque la figure féminine de la Sagesse, telle qu’elle est présentée dans l’Ancien testament. Pourtant, dans le dessin, elle apparaît à droite sous les traits d’un homme barbu et couronné. La première page de l’Exemplar confronte ainsi le lecteur à une ambivalence quant à la Sagesse éternelle : s’agit-il d’un homme ou d’une femme ?

Fig. 4 – Strasbourg, vers 1370, Le Serviteur montrant la demeure de Dieu dans son Coeur, Henri Suso, L’Exemplar, Strasbourg, BNU, ms 2929, f° 8v.
Photo BNU, StrabsourgFermer
Fig. 4 – Strasbourg, vers 1370, Le Serviteur montrant la demeure de Dieu dans son Coeur, Henri Suso, L’Exemplar, Strasbourg.

On retrouve la même ambivalence dans le reste du cycle iconographique : la Sagesse y est représentée à cinq reprises, et ce de diverses manières. Dans le deuxième dessin, elle apparaît sous des traits féminins, étreignant l’âme du Serviteur représentée sous la forme d’un enfant nu (fig. 04). Le sixième dessin la présente sous les traits du Christ enfant (fig. 05), tandis que dans la huitième image du cycle (dédiée au thème de la chevalerie spirituelle), elle est figurée en tant que jeune femme. Elle émane d’un nuage et offre au Serviteur un anneau. Enfin, dans le neuvième dessin, où elle accueille sous son manteau le serviteur et ses disciples, elle apparaît sous les traits d’une femme couronnée tenant un sceptre. Pourtant, l’inscription la fait parler ainsi : « Je prendrai sous ma protection divine ceux qui portent mon nom ‘Jesus’ dans leur désir ». Le texte et l’image entrent donc en contradiction comme dans le premier dessin (fig. 06).

    2 images Diaporama
    Fig. 7 – Constance, vers 1455, Le Serviteur et la Sagesse éternelle, Henri Suso, L’Exemplar, Einsiedeln, Stiftsbibliothek, Cod. 710, f° 22v.
    Photo e-codicesFermer
    Fig. 7 – Constance, vers 1455, Le Serviteur et la Sagesse éternelle, Henri Suso, L’Exemplar, Einsiedeln.

    Les cinq autres manuscrits illustrés de l’Exemplar, ainsi que les deux éditions imprimées présentent également une iconographie instable de la Sagesse. Elle apparaît tantôt sous des traits féminins, tantôt sous la forme d’un homme barbu évoquant le Christ, de l’Enfant Jésus ou encore d’un vieillard évoquant Dieu le Père. Les contradictions entre l’image et le texte que l’on observe dans le premier et le neuvième dessins sont en outre maintenues tout au long de la tradition manuscrite du recueil de Suso. Le caractère volontaire et significatif de ces changements iconographiques transparaît clairement lorsque l’on compare le premier et le neuvième dessins des différentes copies : la Sagesse y est en effet systématiquement identifiée par une légende et représentée de deux manières différentes. Dans les manuscrits de Strasbourg, Paris (BNF, ms all. 222), Berlin (Staatsbibliothek, ms. Ms. germ. fol. 658) et Wroclaw (Biblioteka Kapitulna, Cod. 46), elle apparaît sous une guise masculine, puis féminine (fig. 3 et 6), tandis que dans les manuscrits de Wolfenbüttel (Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 78.5 Aug. 2°) et Einsiedeln (Stiftsbibliothek, Cod. 710), elle apparaît d’abord sous les traits d’un vieillard évoquant Dieu le Père, puis sous les traits du Christ (fig. 7 et 8).

    Fig. 8 – Constance, vers 1455, La Sagesse éternelle protégeant le Serviteur et ses disciples, Henri Suso, L’Exemplar, Einsiedeln, Stiftsbibl., Cod. 710, f° 89r.
    Photo e-codicesFermer
    Fig. 8 – Constance, vers 1455, La Sagesse éternelle protégeant le Serviteur et ses disciples, Henri Suso, L’Exemplar, Einsiedeln.

    La Vita de Suso donne donc à voir une figure changeante de la Sagesse. Quels sont les enjeux de ce dispositif figuratif ? Avant de répondre à cette question, un détour par le texte s’impose, afin de déterminer comment Suso y construit la figure de la Sagesse et la fait interagir avec le Serviteur. Le chapitre 3 de la Vita relate leur première rencontre : il apprit d’abord à connaître sa bien-aimée par le biais des livres sapientiaux dont on pratiquait assidûment la lecture dans son monastère. Lors d’une de ces lectures, il ressentit un élan dans son cœur qui le poussa à la chercher et suscita une série de questions : « Ah, comment est donc fait cet être cher qui recèle en soi tant de joies ? Est-ce Dieu ou un être humain ? Une femme ou un homme ? Une connaissance ou une ruse, qu’est-ce que cela peut être ? » (20) Lorsqu’il pouvait la voir – nous citons littéralement – « avec ses yeux intérieurs d’après les exemples/allégories expliqués des Écritures » (in den usgeleiten bischaften der schrift mit den inren ogen), elle se montrait ainsi :

    Elle planait haut au-dessus de lui sur un trône de nuages, elle brillait comme l’étoile du matin et resplendissait comme le soleil lumineux (…). Elle était lointaine et proche, en haut et en bas, elle était présente et cependant cachée, elle permettait qu’on eut commerce avec elle et personne pourtant ne pouvait la saisir (…). Lorsque le Serviteur pensait avoir affaire à une belle jeune fille, aussitôt il trouvait un fier jeune homme (21) .

    La nature changeante de la Sagesse est ainsi mise en exergue dès sa première mention dans le texte : si le serviteur s’est forgé une certaine image de sa bien-aimée en lisant les livres sapientiaux, elle se présente finalement à lui sous différentes formes et dans différentes attitudes, si bien qu’il est incapable de dire précisément qui ou ce qu’elle est vraiment. On touche ici à un lieu commun de la mystique : l’impossibilité de dire l’indicible et de montrer l’invisible, autrement dit Dieu.

    Dans les pages qui suivent, Suso continue à cultiver cette ambivalence de la Sagesse. Si la première mention se référait clairement à la figure féminine de l’Ancien testament, bon nombre de passages ultérieurs suivent, pour leur part, la tradition néotestamentaire qui consiste à identifier la Sagesse au Christ (tantôt adulte, tantôt enfant). Certains sont par ailleurs plus équivoques. Ainsi, dans le chapitre 8 qui relate comment le Serviteur célébrait le nouvel an en récitant un chant devant une statue de la Vierge à l’Enfant, Suso identifie tout d’abord la Sagesse à l’Enfant, avant de la décrire en des termes féminins. Il arrive également que la Sagesse soit identifiée à Dieu, sans plus de précision, voire à Dieu le Père. Ainsi, tout comme dans les images, le texte de la Vita présente, délibérément, la Sagesse de manière changeante.

    Cette ambivalence de la figure de la Sagesse éternelle dans les œuvres de Suso a attiré l’attention de plusieurs chercheurs. Barbara Newman en particulier s’est penchée sur la différence de genres que Suso assigne à la Sagesse dans le Petit Livre de la Sagesse (second livre de l’Exemplar) et son adaptation latine, l’Horologium sapientiae (22). Elle a ainsi démontré qu’il opère cette distinction en fonction de son lectorat : dans la version allemande destinée à des nonnes, la Sagesse est clairement identifiée au Christ auquel la lectrice doit s’imaginer s’unir spirituellement ; alors que dans le texte latin – davantage destiné aux hommes –, elle est l’épouse céleste. Ce faisant, Suso offre à son audience masculine un moyen d’atteindre une union mystique hétérosexuelle, sans avoir à jouer le rôle de l’âme féminisée, comme c’est généralement le cas dans la tradition monastique. L’interprétation de Newman est particulièrement convaincante et montre bien que Suso conçoit la figure de la Sagesse comme un instrument. Cependant, cette analyse ne peut s’appliquer à la Vita, dans laquelle on observe davantage qu’un simple changement de genre de ce personnage. La Sagesse est tantôt représentée sous les traits d’une femme, du Christ (enfant ou adulte), de Dieu… Pourquoi ? À quelle fin ?

    Comme Newman l’a montré, dans une série de textes médiévaux relevant du champ de la théologie imaginative (dont ceux de Suso), les personnifications féminines de Dieu comme la Sagesse (mais aussi Frau Minne ou Dame Nature) apparaissent comme des émanations du divin servant d’intermédiaires entre Dieu et les hommes. La raison pour laquelle les auteurs de ces textes mettent en œuvre ces figures divines réside dans le fait que « le langage masculin évoquant Dieu était considéré de manière plus littérale et donc davantage régulé que le langage féminin, qui était considéré comme figuratif et offrait donc une plus grand latitude » (23). Chez Suso en particulier, elle serait un moyen de rencontrer Dieu par médiation. Un détour par le premier chapitre de l’Horologium permet d’éclairer cette affirmation de Newman :

    Bien sûr, il [le disciple de la Sagesse] ne voyait pas Dieu dans son essence, tel qu’il est en lui-même, dans cette abstraction qui est décrite, mais il voyait seulement une émanation surnaturelle de rayons divins, plus brillants que la lumière (…). Cet objet (…) n’était pas seulement la personne du Père ou uniquement la Personne du Fils ou le Saint-Esprit, pas plus qu’il n’était la déité elle-même comprise dans sa simplicité la plus abstraite, mais c’était cette même essence divine comprise selon notre manière de comprendre (…). Et il comprit que c’était cette épouse, la Sagesse éternelle, dont il avait entendu parler. En effet, il est vrai que chacune de ces personnes peut être comprise comme étant elle-même la Sagesse, et que toutes les personnes ensemble sont une Sagesse éternelle (…) (24)

    Dans ce passage, Suso précise sa conception de la Sagesse et cela corrobore ce qu’on peut lire à son sujet dans la Vita : la Sagesse n’est pas seulement identifiée au Christ, elle est plutôt un moyen de rencontrer, de connaître Dieu dont l’essence est inaccessible à l’homme. En d’autres termes, la Sagesse est une figure de Dieu, dont la fonction est d’expliquer, autant que faire se peut, la nature ineffable de Dieu. Dans la Vita, Suso présente en effet Dieu – de manière tout à fait traditionnelle – comme une réalité ineffable que l’intellect humain ne peut connaître dans son essence. Cela apparaît de manière évidente dans le chapitre 50, lorsqu’Elsbeth demande au Serviteur ce qu’est Dieu et que ce dernier lui répond en se référant au concept de spéculation évoqué précédemment :

    Concernant la première question – qu’est-ce que Dieu – tu dois savoir que les théologiens les plus savants qui ont existé ne peuvent l’expliquer complètement parce qu’il est au-delà de toute pensée et de l’intellect. Et pourtant, une personne appliquée peut acquérir quelque connaissance en cherchant de manière méticuleuse, mais il s’agit d’une connaissance assez éloignée dans son mode de Dieu lui-même (…). L’être divin qui est décrit ici est une substance tellement spirituelle que l’œil mortel ne peut la contempler en soi, mais on peut la voir dans ses œuvres, de même qu’on reconnaît un bon maître à son œuvre, comme le dit Paul : ‘les créatures sont un miroir dans lequel Dieu se reflète’. Et cette connaissance se nomme spéculation (25) .

    Pour Suso, il est humainement impossible de voir et de comprendre pleinement – et donc d’expliquer – ce qu’est Dieu dans son essence, mais nous sommes cependant amenés à le faire d’une manière adaptée à nos capacités cognitives, autrement dit en cherchant des traces de Dieu dans le monde créé. Il s’agit d’utiliser de « bonnes images », parmi lesquelles on peut supposer que figurent les dessins de l’Exemplar. Il est ainsi tentant d’avancer que la figure changeante, aux multiples facettes, de la Sagesse est une des stratégies déployées par Suso pour guider le lecteur vers cette meilleure compréhension de la nature invisible et ineffable de Dieu.

    Destiné avant tout à des nonnes dominicaines, l’Exemplar est un ouvrage profondément didactique. Suso en a savamment construit chaque aspect, afin de transmettre son enseignement le plus efficacement possible. Parmi ces stratégies didactiques, on pensera par exemple à la manière dont Suso forge la figure du Serviteur en modèle de perfection spirituelle à imiter, ou encore à la présence du personnage d’Elsbeth, auquel les nonnes pouvaient facilement s’identifier (26). De même, l’usage que fait Suso des images (aussi bien verbales que visuelles, mentales que matérielles) relève de ces dispositifs. En outre, sa théorie de l’image prouve qu’il considère les images en général, et les dessins de sa compilation en particulier, comme des instruments de connaissance mystique. Les images de l’Exemplar doivent être observées, examinées, manipulées en tant qu’outils menant à une meilleure compréhension de l’expérience mystique, mais pas n’importe comment. Le discours de Suso sur les images montre comment le lecteur était invité à comprendre et utiliser de correctement l’imagerie qu’il fournit.

    Les chercheurs reconnaissent généralement que la célèbre formule « chasser les images par les images » est le passage clé de l’Exemplar, voire même sa méthode d’utilisation des images, aussi énigmatique soit-elle. En effet, en affirmant qu’il faut chasser les images par les images afin de « former l’image de ce qui n’a pas d’image », le Dominicain explicite comment recourir à l’ensemble de l’imagerie fournie dans l’Exemplar, et notamment aux diverses images de la Sagesse. Cette figure ambivalente et ses diverses représentations dans la Vita peuvent être considérées comme une expression visuelle de ce concept : le lecteur est confronté à une personnification, une figure de Dieu connue au Moyen Âge pour sa polyvalence et sa puissance figurative. L’identité changeante de la Sagesse est une invitation à méditer sur la nature de Dieu. Passant d’une image de la Sagesse à une autre, le lecteur découvre le véritable but de Suso, qui consiste à montrer différents aspects de Dieu par le biais de différentes images, afin d’offrir la vision la plus complète possible de Dieu ici-bas. Ce dispositif suggère que Dieu est ineffable et invisible, qu’il ne peut être parfaitement représenté, mais que les images peuvent aider à tendre vers ce but, si elles sont manipulées de la manière préconisée par Suso. Ce sont des outils dynamiques. C’est dans ce contexte que doit être comprise et pensée la Sagesse éternelle. Elle est une figure de Dieu qui montre le sans-image par le biais d’images.

    Les relations textes/images dans l’Exemplar

    La dimension dynamique des images de l’Exemplar s’observe aussi dans les rapports que les dessins entretiennent physiquement et structurellement avec le texte. En tout état de cause, ils ne peuvent nullement être considérés comme de simples illustrations du texte. Au contraire, ils fonctionnent de paire avec lui. Les relations qui se tissent entre textes et images dans l’Exemplar sont à la fois étroites et ouvertes, comme nous allons le voir.

    Fig. 9 – Strasbourg, vers 1370, La Vierge à l’Enfant offrant de l’eau au Serviteur, Henri Suso, L’Exemplar, Strasbourg, BNU, ms 2929, f° 22r.
    Photo BNU, StrabsourgFermer
    Fig. 9 – Strasbourg, vers 1370, La Vierge à l’Enfant offrant de l’eau au Serviteur, Henri Suso, L’Exemplar, Strasbourg.

    Les dessins de l’Exemplar se caractérisent par un élément formel important, présent dans tous les témoins de la tradition manuscrite de la compilation : l’absence de décoration marginale, de bordure ou de cadre entourant les compositions, si bien que les images semblent flotter sur la page. Le seul manuscrit de l’Exemplar qui présente des dessins entourés d’un semblant de cadre – c’est-à-dire une simple ligne rouge accompagné de quelques arabesques – est le manuscrit de Strasbourg. Fait intéressant, ces fines lignes décoratives qui encadrent l’image sont systématiquement traversées, transgressées par l’une ou l’autre figure (fig. 09). On y voit le Christ enfant sur les genoux de sa mère, tendant une cruche d’eau au Serviteur. Ce dernier est représenté agenouillé sur l’herbe et interrompt la ligne rouge qui encadre la composition.

    Ce mode de représentation est relativement courant dans l’enluminure allemande de la fin du Moyen Âge. À titre de comparaison, on mentionnera par exemple les illustrations d’un manuscrit du Parzival de Wolfram von Eschenbach exécutées par l’atelier de Diebold Lauber vers 1443-46 (Heidelberg, Universitätsbibliothek, Cod. Pal. germ. 339) (fig. 10). Les dessins de l’Exemplar ne constituent donc pas une exception. Il n’en reste pas moins que l’absence de cadre ou de marge se révèle porteuse de sens et apparaît comme un bon point d’entrée pour envisager la question du rapport textes/images dans l’Exemplar. Dans ces manuscrits, l’absence de cadre crée en effet un lien et une relation directs et physiques entre les éléments textuels et visuels.

    Fig. 10 – Atelier de Diebold Lauber (vers 1443-1446), Herzeloyde et Parzival dans le bois de Soltane, Wolfram von Eschenbach, Parzival, Heidelberg, Universitätsbibl. Cod. Pal. germ. 339, f° 87r
    Photo Universität HeidelbergFermer
    Fig. 10 – Atelier de Diebold Lauber (vers 1443-1446), Herzeloyde et Parzival dans le bois de Soltane, Wolfram von Eschenbach, Parzival, Heidelberg.

    Afin d’investiguer plus avant cette particularité des manuscrits de l’Exemplar, il s’avère pertinent de faire appel à la notion théorique de cadre (dans le sens de « cadre interprétatif »). En effet, ce concept permet de repenser l’articulation entre les contenus visuel et textuel de l’ouvrage, où l’on observe entre eux un échange dynamique et continu. Une telle approche permettra également de mieux saisir le rôle actif joué par les dessins dans le processus interprétatif qu’implique la lecture de l’Exemplar. Plus précisément, il s’agit de montrer que certains éléments textuels servent de cadre d’interprétation des images, alors même que les images encadrent et structurent la lecture du texte. Cette analyse se basera en grande partie sur un article de Werner Wolf intitulé Frames, Framings and Framing Borders in Literature and Other Media publié en 2006 et dans lequel est développée une typologie des cadres et encadrements applicables et observables dans plusieurs média (littérature, art, cinéma, photographie, peinture…) (27). Comme l’auteur le souligne, la notion de cadre (frame) est employée dans de nombreuses disciplines des sciences humaines et cela implique une variété de significations. Toutes ces approches partagent cependant un point commun : elles attribuent toutes aux cadres une fonction interprétative. Le cadre guide et rend l’interprétation possible. Or, c’est précisément la fonction qu’assigne Suso à son texte et ses images.

    Dans son article, Werner Wolf opère une distinction entre trois dispositifs : les « cadres » (frames), les « encadrements » (framings) et les « bordures encadrantes » (framing borders). Les cadres sont définis comme des « guides d’interprétation cognitifs, qui sont des constructions culturelles et ont donc une certaine flexibilité historique et culturelle » (28). Les encadrements sont, quant à eux, des « codages de cadres cognitifs qui existent ou qui sont formés dans la situation ou le phénomène cadré. Comme les cadres auxquels ils correspondent, ils ont une fonction interprétative, de guidance et de contrôle en lien avec ce cadre » (29). Ces encadrements se situent généralement à un autre niveau logique ou physique que l’élément qu’ils encadrent et ils contribuent à son interprétation. Enfin, les bordures encadrantes sont des éléments situés à la limite, au seuil de l’objet et qui en guident l’interprétation. En littérature, il peut s’agir d’un paratexte qui ouvre l’œuvre ou de l’illustration de couverture. Dans les arts visuels, il s’agit de la décoration marginale d’une miniature ou du cadre d’un tableau.

    En outre, pour définir et analyser ces trois types de dispositifs encadrants, la typologie de Wolf se fonde sur plusieurs critères (30)  :

    • L’intermédiaire – il s’agit de l’élément qui produit l’encadrement (l’auteur, le lecteur, l’œuvre elle-même ou son contexte) ;
    • L’étendue de l’encadrement – il peut être total ou partiel ;
    • La relation entre l’encadré et l’encadrant – il peut s’agir d’un même medium (« relation homomédiale ») ou de media différents (« relation hétéromédiale ») ;
    • L’« autorisation » – l’encadrant peut être « intracompositionnel », c’est-à-dire contemporain de l’objet encadré, ou « extracompositionnel », autrement dit ajouté ultérieurement ;
    • La qualité de l’encadrant – il peut être « explicite », c’est-à-dire  facilement identifiable car localisé à un autre niveau que l’encadré, ou « implicite ». Dans ce cas, il ne se situe pas ouvertement à un autre niveau que l’encadré ;
    • La localisation de l’encadrant – soit « paratextuel » (aux marges de l’encadré, jouant un rôle introductif ou explicatif) ou « intratextuel » (dans l’encadré, comme les mises en abyme, par exemple) ;
    • La fonction interprétative des encadrements et l’élément concerné par cette interprétation – il peut s’agir de l’objet, du cadre lui-même, de l’émetteur ou du destinataire.

    Envisagé de manière traditionnelle, l’Exemplar se présente comme un livre – plus précisément comme une collection de textes mystiques – illustré et introduit par un prologue de la main de son auteur. En d’autres termes, il s’agit d’un recueil de textes accompagné d’un appareil paratextuel destiné à en présenter le contenu au lecteur. Suivant l’ouvrage fondateur de Gérard Genette (31), les images de l’Exemplar apparaissent donc comme le paratexte qui commente le texte principal. En outre, si l’on envisage la relation texte-image de l’ouvrage sous l’angle du paradigme de Wolf, les dessins encadrent le texte et sa réception par le lecteur. Ils agissent comme des « bordures encadrantes » qui, selon sa typologie, sont : « textuelles » (car dans le livre), « intracompositionnelles » (car originales), « hétéromédiales » et « explicites ». Certains dessins sont des encadrants totaux car ils s’appliquent à l’ouvrage dans son ensemble, tandis que d’autres sont partiels car ils ne concernent que des passages précis du texte. Certains dessins sont « paratextuels » car ils apparaissent avant ou après le texte, tandis que d’autres sont intégrés dans le texte et donc « intratextuels ».

    Le premier dessin du cycle de l’Exemplar est paratextuel et total, car il est placé avant le texte et concerne son ensemble (fig. 3). Il s’agit en effet d’une image programmatique qui annonce le contenu du recueil : Suso veut enseigner comment acquérir la sagesse, atteindre la perfection spirituelle et l’union à Dieu. Cette image ne se rapporte à aucun passage précis du texte, mais chaque figure présente dans le dessin sera au moins mentionnée une fois – c’est le cas d’Aristote ou David figurés dans les coins de la composition – ou bien jouera un rôle actif dans le récit, comme c’est le cas de la Sagesse éternelle et du Serviteur. On peut dès lors affirmer que l’image (et ses inscriptions) encadre effectivement la lecture et l’interprétation du texte de l’Exemplar. Elle en révèle les directions principales et présente le but de l’auteur.

    Fig. 11 – Strasbourg, vers 1370, La voie mystique, Henri Suso, L’Exemplar, Strasbourg, BNU, ms 2929, f° 82r.
    Photo BNU, StrabsourgFermer
    Fig. 11 – Strasbourg, vers 1370, La voie mystique, Henri Suso, L’Exemplar, Strasbourg.

    La dixième image du cycle – qui est par ailleurs la dernière page de la Vita – apparaît également comme un encadrant « paratextuel » (fig. 11). Elle est en effet placée après le texte auquel elle est liée. Ce dessin est le plus connu, mais aussi le plus complexe de l’Exemplar. Il s’agit d’un schéma qui décrit la voie mystique étape par étape, depuis l’origine des créatures dans la nue déité (en haut à gauche) jusqu’à leur retour en Dieu en passant par le monde terrestre, caractérisé par l’évitement des péchés et l’imitation du Christ. Il s’agit d’une véritable synthèse visuelle des enseignements mystiques de Suso exposés dans les derniers chapitres de la Vita. Du point de vue du rapport texte-images, il est intéressant de constater que les dernières pages de la Vita constituent un commentaire du dessin, qui en explique les différentes étapes. Par ailleurs, les inscriptions insérées dans le dessin en commentent les différents motifs. Ici, nous sommes donc confrontés à un complexe échange entre les contenus textuel et visuel de l’ouvrage : le dessin résume les enseignements prodigués dans le texte, tandis qu’une section de celui-ci et les légendes du dessin le commentent, créant ainsi une interaction sans fin entre textes et images.

    Les autres dessins du cycle encadrent différemment le texte de l’Exemplar. Étant insérés dans la Vita à laquelle ils sont iconographiquement liés, ils sont « intracompositionnels ». Les cinquième et huitième dessins fonctionnent d’une manière similaire au premier et au dixième : ils ne se rapportent pas à un passage précis, mais sont plutôt des condensations visuelles de deux thèmes majeurs de la Vita : les souffrances endurées par imitation du Christ dans le cinquième et la chevalerie spirituelle dans le huitième ; les deux thèmes sont liés, le second étant le résultat du premier.

    Il apparaît ainsi que les dessins n° 1, 5, 8 et 10 jouent un rôle primordial dans la structure de la Vita. En effet, les thèmes explorés dans ces quatre images constituent le cœur de ce premier texte de l’Exemplar. Ces quatre dessins apparaissent ainsi comme des points d’ancrage visuels encadrant et guidant la lecture et l’interprétation : le premier présente de manière schématique le contenu du livre (acquérir la sagesse et atteindre l’union à Dieu) ; au milieu de l’ouvrage, le cinquième rappelle les moyens permettant d’atteindre ce but (souffrir en imitant le Christ) ; un peu plus loin, le huitième montre les gains de cette imitation (devenir chevalier spirituel et recevoir l’amour de Dieu) ; enfin, le dixième résume les enseignements théologiques prodigués dans la dernière partie de la Vita.

    Les autres dessins du cycle (n° 2, 3, 4, 6, 7, 9 et 11) se rapportent à des visions et apparitions relatées dans le texte. Chacun entretient donc un lien étroit avec un passage précis du texte et est inséré juste après ledit passage. Contrairement aux autres dessins, il s’agit d’images narratives, plutôt que d’images programmatiques guidant l’interprétation du texte. Elles agissent ainsi davantage comme des supports didactiques. Le deuxième dessin du cycle l’illustre particulièrement bien (fig. 4). Il apparaît dans le chapitre 5 de la Vita, qui relate plusieurs visions du Serviteur. Très clairement, Suso a décidé d’illustrer cette vision en particulier car elle comporte et délivre un enseignement visuel. Comme le précise le texte, le Serviteur vit un jour apparaître deux anges à qui il demanda à quoi ressemblait « la demeure de Dieu dans son âme ». En guise de réponse, les anges l’invitèrent à regarder son cœur. Le Serviteur baissa les yeux vers sa poitrine et y vit son cœur transparent comme du cristal, dans lequel la Sagesse éternelle enlaçait son âme. L’iconographie du dessin est fortement tributaire du texte : assis sur un siège surmonté deux anges, le Serviteur ouvre son manteau et dévoile son cœur, où la Sagesse enlace l’âme du Serviteur représentée sous les traits d’un enfant nu. La dimension didactique du dessin est attestée par la position frontale du Serviteur et les gestes des anges qui attirent l’attention sur lui : le Serviteur ouvre son manteau pour montrer au lecteur à quoi ressemble la demeure de Dieu dans son âme. Ainsi, selon le récit, un enseignement est prodigué au Serviteur et le dessin transmet visuellement cet enseignement au lecteur. Ici, l’image encadre le texte dans le sens où elle en renforce le propos et attire l’attention sur les éléments textuels importants qu’il convient de retenir.

    Si les dessins encadrent et guident la lecture du texte, le texte de l’Exemplar peut aussi être compris comme un élément encadrant et structurant l’interprétation des images du recueil. Une telle démarche peut paraître inhabituelle, mais la théorie de Wolf incite s’y risquer. Wolf opère en effet une distinction entre, d’une part, les situations stéréotypées pour lesquelles un cadre interprétatif ne doit pas être souligné car il « coule de source » et, d’autre part, les situations inhabituelles qui ne sont pas immédiatement compréhensibles et pour lesquelles des messages indiquant le cadre interprétatif requis sont nécessaires. Or, l’Exemplar de Suso présente une situation inhabituelle. Il s’agit en effet d’un texte mystique profondément enraciné dans la tradition de la théologie négative. Par la présence d’une riche imagerie, l’ouvrage s’écarte de la situation habituelle – autrement dit, de la tradition des ouvrages mystiques médiévaux – et requiert donc un certain métalangage destiné à guider l’interprétation de ses éléments inhabituels, à savoir les images. De fait, le texte de l’Exemplar comporte plusieurs passages qui agissent comme des éléments encadrants et aident le lecteur à interpréter et utiliser l’imagerie fournie dans le livre. Ces passages indiquent comment interpréter les images, quel statut leur attribuer. D’une certaine manière, ces passages deviennent le paratexte des images.

    Ces passages du texte sont précisément les extraits dont il a déjà été question ici et dans lesquels Suso développe une théorisation de l’usage des images en tant qu’instruments de connaissance. C’est notamment le cas du chapitre 53 de la Vita, dans lequel Elsbeth demande au Serviteur de résumer ses propos mit bildgebender glichnus (littéralement « par des comparaisons qui offrent des images »), question à laquelle il répond en exposant sa méthode : « chasser les images par les images ». Comme on l’a vu, Suso livre dans ce passage une méthode d’utilisation de l’imagerie dans la pratique mystique. Ce chapitre de l’Exemplar offre un cadre interprétatif pour l’usage des images (en général, mais aussi celles de l’Exemplar en particulier). Plus précisément, il guide l’interprétation des éléments singuliers de l’ouvrage, comme l’iconographie changeante de la Sagesse. En lisant ce chapitre, le lecteur est invité à interpréter correctement ce dispositif visuel inhabituel.

    Il convient ici de relever un fait intéressant : alors que ce passage du texte sert de cadre interprétatif pour les dessins, il est cependant situé après la dernière représentation figurée de la Sagesse. Suso suggère ainsi au lecteur d’effectuer un va-et-vient constant entre le texte et les images, entre les encadrés et les encadrants. Au final, cela n’étonnera guère puisque dans l’Exemplar, les rôles d’encadré et d’encadrant s’inversent et se partagent : d’un côté, les images encadrent la lecture du texte et de l’autre, le texte encadre l’interprétation des images. Partant, l’absence de cadre ou de marge physique dans les images de l’Exemplar prend une dimension particulière et ne semble pas être une coïncidence : il n’y a pas de bordure entre le texte et les images car ceux-ci sont étroitement liés ; ils se nourrissent et se structurent mutuellement, afin de transmettre de la manière la plus efficace les enseignements de Suso.

    L’Exemplar d’Henri Suso apparaît comme une œuvre tout à fait atypique dans la tradition mystique de la fin du Moyen Âge. Nourri par les pratiques de la cura monalium et par l’utilisation et la production d’images dans les couvents féminins, cet ouvrage instaure également de nouveaux usages de l’imagerie dans le domaine mystique et tend à mettre le texte et l’image sur pied d’égalité.