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Peinture - Epoque contemporaine - Belgique - Italie - Histoire de l'art Joël Roucloux L'Ombre de Chirico A propos du tableau de Paul Delvaux. La Ville lunaire numéro 2
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Reporticle : 119 Version : 1 Rédaction : 01/01/1999 Publication : 12/02/2015

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l'Académie royale de Belgique (6e série, T. 10, 1999, pp. 55-72).

« Influence » ou « confluence » ?

L'influence réelle ou supposée de la peinture dite « métaphysique » de l'Italien Giorgio de Chirico sur l'œuvre de Paul Delvaux est une donnée bien connue de l'historiographie (1). Elle se trouve rappelée presque rituellement chaque fois qu'il est question de l'artiste belge.

Cette relation à de Chirico, telle qu'elle est généralement formulée, est bien résumée dans le catalogue de la rétrospective de Bruxelles (1997). Non seulement y est-il affirmé que « Delvaux découvre chez de Chirico un langage qui permet d'évoquer des sentiments de silence, d'inquiétude, de menace, de nostalgie et de solitude » (2) mais encore de Chirico y est-il identifié « sans conteste » comme « la source par excellence de beaucoup de particularités iconographiques » du maître belge : les places désertes, l'éclairage, les ombres, les trains, la jeune fille solitaire, la peinture dans la peinture, le dessin dans la toile, la statue monumentale l'architecture classique (3).

Paul Delvaux a en effet rendu hommage au maître italien à plusieurs reprises et évoqué le choc qu'il ressentit lors de la visite de l'exposition du Minotaure à Paris en 1934. « Ce sont ces vllles sans présence humaine, vides, ces statues aux grandes ombres portées, ce silence, ce spectacle impressionnant qui m'ont si fort touché. J'y ai découvert la voie que j'allais emprunter pour mon compte. Néanmoins, avant cette révélation, ma peinture s’était déjà modifiée et mes options esthétiques aussi » (4). Ailleurs, le peintre parle plus radicalement d'une « découverte assez extraordinaire », d'un « point de départ » (5).

Certains auteurs, cependant, mettent en garde contre le concept piégé à leurs yeux d'« influence » (6), cantonnent cette dernière dans une période limitée (7), voire minimisent résolument le lien avec de Chirico, non sans agacement (8).

Que pourrait-on conclure d'un survol historiographique ? Faut-il parler d'un saisissant et spectaculaire Chemin de Damas ou de la confluence énigmatique et silencieuse de deux mondes distincts aimantés par les mêmes forces ? De Chirico et Delvaux ressortissent-ils à la même famille spirituelle ou divergent-ils fondamentalement ? S'agit-il de rappeler une influence décisive ou de s'ouvrir à une démarche avant tout singulière ? Il peut être utile afin d'aborder la question de front de définir les traits

essentiels de l'œuvre chiricienne (9) et de se livrer ensuite à une confrontation systématique avec celle de Delvaux.

« Une profondeur habitée »

Les Places d'Italie de Chirico sont le théâtre d'un éternel présent. Il s'agit d'abolir les limites du temps (10). Bien qu'imprégnés d'une anticonianie forgée en Grèce et à Munich, les bâtiments à arcades ne renvoient à aucun « style » précis. Ils ont la puissance des archétypes et c'est en vain que l'on en chercherait les modèles. À cet égard, Jacques Meuris avait tort de parler à leur propos de « temples néo-grecs » (11). « Ses "places" mêmes, écrit Paolo Baldacci, sont radicalement simplifiées, réduites à un tracé de lignes et de volumes , de lumières et d'ombres. L'architecture lui fournit [...] le premier exemple de simplification, de réduction à l'essence, à l'esquisse linéaire, au spectre même de la chose [...] » (12). De Chirico faisait explicitement référence aux réflexions d'Otto Weininger sur la géométrie métaphysique lorsque ce dernier écrivait : « Dans l'arc il y a encore quelque chose d'incomplet, qui a besoin et est capable d'accomplissement : il laisse encore pressentir » (13).

Dans un texte qui s'ouvre par la formule centrale de Chirico – « Qui peut nier qu'il existe un rapport troublant entre la perspective et la métaphysique ? » – Maurice Owen souligne les caractéristiques fondamentales de l'espace chiricien. «Contrairement à la perspective linéaire, la perspective [de Chirico] n'est pas gouvernée par un point de fuite unique ». Insistons particulièrement sur le fait que la source de la lumière est toujours extérieure au tableau.

« Métaphysique », « perspective »... il reste un troisième mot-clef pour appréhender l'univers chiricie : L'« ombre » qui le hante, qui fait en sorte que cette profondeur est habitée. Ombres portées des bâtiments, des sculptures ou des personnages, dont les lignes se couplent à celle de l'architecture pour définir un espace intégré, qui fait corps, et que le spectateur ne peut plus analyser, décomposer, maîtriser. Dans des tableaux comme La Nostalgie de l'infini (1912) ou La Grande Tour (1913), ce sont les ombres qui, en s'allongeant, ancrent les figures dans l'espace, donnent une présence paradoxale à leurs silhouettes dérisoires, prises au piège d'un monde qui nie leur échelle.

De même que les architectures chez de Chirico ne renvoient à aucune époque particulière, ont la force des archétypes, ne concèdent rien à l'anecdotique, de même les ombres en acquérant une sorte de vie autonome sont-elles dénuées de toute pesanteur symbolique. Il y a sans doute une poétique de l'ombre chez de Chirico mais en aucune façon une rhétorique. Elle perd avec lui toute dimension narrative ou évocatrice pour contribuer à un dispositif plastique qui seul a force d'expression.

Fig. 1 – Giorgio de CHIRICO, Mystère et mélancolie d'une rue, 1914, New York, coll. part.
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Fig. 1 – Giorgio de CHIRICO, Mystère et mélancolie d'une rue, 1914, New York, coll. part.

Cette description ne porte, certes, stricto sensu, que sur les œuvres des années 1912-1914. L'apparition, cette dernière année, de la thématique des mannequins modifie sensiblement la perception. Ainsi, dans le célèbre tableau de 1917 Les Muses inquiétantes, les figures occupent-elles le devant de la scène et sont monumentalisées. Il ne s'agit plus d'un espace dynamique, intégré, qui suggère le vertige, qui nie toute distinction entre un avant et un arrière-plan. La disposition théâtrale est d'autant plus revendiquée que l'on se trouve sur les planches d'une scène. On a l'impression que l'angoisse n'est plus livrée brutalement, comme une matière première, mais qu'elle se donne en représentation, en d'autres mots, qu'elle se double d'ironie. L'architecture désormais tient lieu de décor et représente un monument identifiable : le château d'Este à Ferrare. Mais c'est bien au premier type d'œuvres que s'est toujours référé Delvaux et en particulier à la fameuse toile de 1914, Mystère et Mélancolie d’une rue (14) (fig. 01).

L'insolite et le vertige

L'impression générale ressentie à l'égard de la peinture de Chirico laisse donc sa place à l'angoisse et au vertige (15). Voilà qui marque une différence décisive avec l'univers de Delvaux.

Dans des œuvres majeures comme L'entrée dans la ville (1940) ou L'homme de la rue, de la même année, l'insolite des figures et de leur rencontre, le climat à la fois d'érotisme et d'indifférence ne suggèrent rien de dramatique. Chez Delvaux, l'étrangeté de l'être au monde n'exclut pas l'étonnement, voire même comme l'écrit Jacques Sojcher l'« émerveillement ». Alors que chez de Chirico, le silence peut apparaître comme le personnage principal, il n'est peut-être pas chez Delvaux toujours aussi prégnant. On imagine volontiers entendre le craquement d'une feuille ou le clapotis d'une source. Nombre des femmes nues représentées sont, tout au contraire de ce que prétend Delvaux, bien plus sensuelles que « des statues de cathédrale » (16).

Delvaux n'a-t-il pas souhaité perpétuer, rendre, le choc éprouvé devant les tableaux de Chirico ? Alors la part que ses tableaux laissent à la volupté, à une forme de fantaisie, à quelque chose qui se rapproche davantage de la poésie, de l'enfance, d'une certaine naïveté que du vertige métaphysique témoignerait qu'il a échoué. Mais cet échec est le gage de son authentique originalité. La perspective dès lors s'inverse : il y a lieu non seulement de nuancer les concepts d'« avatar », d'« influence », de « confluence » mais même de contester l'importance qu'il y aurait à se référer à de Chirico pour appréhender la peinture de Delvaux sur le plan formel. Nombre de ses œuvres et parmi les plus importantes révèlent une poésie qui ne rappelle nullement le monde chiricien.

Pourtant, dans le célèbre tableau Le Musée Spitzner (1943), la référence est là, évidente. La sculpture d'homme qui s'élève en face de la gare du midi de Bruxelles sort tout droit d'une place d'Italie de Chirico (17). La citation est explicite, directe. La question ne consiste nullement à nier que la peinture de Chirico fasse partie de l'univers symbolique de Delvaux mais à dissocier résolument le fait avoué de cette fascination de l'influence plastique qu'un artiste a pu avoir sur l'autre. De Chirico serait alors à Delvaux ce que Velasquez est à un Picasso ou à un Francis Bacon : le lien est intime mais d'ordre thématique plutôt que plastique.

C'est que la peinture de l'Italien déborde largement la question des emprunts stylistiques. Elle fait également partie d'une histoire générale de la culture au xxe siècle. Pour des écrivains comme Apollinaire, André Breton, Jean Cocteau, Paul Éluard, plus récemment, Halo Calvino, ou des artistes comme Dali ou Magritte, de Chirico n'est pas un artiste comme un autre, fût-il le plus grand, c'est d'abord une figure mythique qui révèle un monde en soi, non une nouvelle manière de peindre. Il tient de l'explorateur légendaire revenu par miracle du pays de nulle part.

Les citations directes de l'œuvre de Chirico par Delvaux peuvent être interprétées comme une invocation délibérée du grand ancêtre, comme un témoignage particulièrement significatif de l'impact ressenti par nombre de figures du XXe siècle à la découverte de la peinture métaphysique. On n'a peut-être pas assez saisi dans l'historiographie cette différence décisive entre l'hommage comme thématique et la dette formelle. C'est l'homme, en fin de compte, plus que le peintre, qui a été marqué par de Chirico. Son ombre plane sur le monde de Paul Delvaux comme l'écho d'une obsession, non comme la trace d'un apprentissage. Delvaux ne peint pas comme de Chirico : il s'intéresse au monde de Chirico comme il s'intér'esse à celui des femmes, des squelettes ou des trains.

Et l'architecture classique ? Ne trahit-elle pas un lien plus contraignant ? S'agit-il encore ici de Chirico comme thématique ou bien plutôt d'un emprunt à la thématique de Chirico ? Il n'y a rien de commun entre, d'une part, les temples néo-grecs aux ordres soigneusement rendus qui, chez Delvaux, s'étagent paisiblement dans un décor respectueux de la perspective traditionnelle et, d'autre part, l'architecture réduite à l'épure de Chirico qui construit un espace intégré et dynamique lequel subvertit systématiquement les principes de la perspective classique. Marcel Debra a raison d'insister sur ce point : « Il lui semblait impensable de peindre un temple sans pénétrer complètement dans l'architecture. La simple suggestion d'un temple muni de quelques colonnes et d'un tympan lui aurait été aussi insupportable que de voir représenté un personnage humain déformé, anatomiquement inexact » (18). Delvaux représente des temples, de Chirico enchevêtre des arcades.

Jacques Meuris a bien vu ce point tout en concédant une ressemblance apparente qui, elle-même, n'existe pas : « Par contre, chez Chirico, dont les architectures paraissent, de prime abord, correspondre aux vôtres, le décor existe et agit de connivence avec les espaces qu'il crée et les vacuités qu'il provoque » (19).

Le point commun avec de Chirico est certes l'indétermination de l'espace et du temps. Mais chez le peintre belge, l'essentiel est conditionné par la coïncidence imprévue d'un décor avec des femmes nues. Le mot « insolite » revient souvent dans le discours du peintre et s'impose spontanément à l'esprit de qui regarde ses œuvres. La nuance, le seuil, voire la distance entre Delvaux et de Chirico évoque la différence entre le fantastique et le métaphysique.

Fig. 2 – Paul DELVAUX, La prisonnière, 1942, Coll. M et Mme Pierre Matisse, New York.
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Fig. 2 – Paul DELVAUX, La prisonnière, 1942, Coll. M et Mme Pierre Matisse, New York.

Dans certaines œuvres pourtant, le dramatisme semble s'accentuer : une femme parait prise au piège d'un espace et le spectacle de son errance ou de son désarroi suggère bel et bien cette fois l’« inquiétude » et l’« angoisse ». C'est le cas, typiquement, de La Belle du couchant (1945) encore appelée, très significativement, Infernale solitude ou de La Prisonnière (1942) (fig. 02). Peut-on comparer ces tableaux à celui de Chirico intitulé Mystère et Mélancolie d'une rue qu'admirait tant Delvaux ? L'échelle des femmes, le naturalisme de leur représentation, j'extrême mmutle avec laquelle sont rendus les nombreux temples antiques marquent une nouvelle fois la différence. Mais les figures, cette fois, ont perdu l'étrange impassibilité qui fait une partie de la force et du charme du monde de Delvaux. Tout se passe comme si ces tableaux avaient été sciemment peints pour représenter l’angoisse. La dimension narrative s'accuse. On est loin du mystère chiricien et de son dispositif plastique.

La Ville lunaire n° 2 (1956)

Fig. 3 – Paul DELVAUX, La ville lunaire n°2, 1956, Legs Delsemme, Musée de Louvain-la-Neuve.
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Fig. 3 – Paul DELVAUX, La ville lunaire n°2, 1956, Legs Delsemme, Musée de Louvain-la-Neuve.

La règle étant formulée, il s'agit d'en venir aussitôt aux exceptions. Jacques Sojcher, pourtant si déterminé à défendre la singularité du peintre, insiste sur la dimension chiricienne du tableau La ville lunaire n° 2 de 1956 (20) (fig. 03). En effet, si l'on énumère toutes les distinctions que nous avons définies entre les deux peintres, ce tableau paraît toujours plus proche des caractéristiques chiriciennes : architecture réduite à l'épure versus rendu minutieux de vastes temples antiques ; perspective disloquée versus perspective plus traditionnelle ; intégration spatiale versus paysage, théâtre ; participation directe de l'ombre au processus plastique versus sa présence plus symbolique ; extériorité de la source de lumière versus la présence visible de la lune ; discrétion de la figure humaine prise au piège d'un monde versus la centralité, la monumentalité des femmes nues ou des squelettes ; Stimmung versus insolite de la rencontre ; tension, inquiétude, angoisse versus « théâtre de l'impassibilité ». Le contraste est d'autant plus saisissant lorsque l'on confronte ce tableau à celui de 1944, La Ville lunaire (n° 1). Cette homonymie, qui paraissait annoncer une simple variante, souligne paradoxalement la différence.

Ce qui frappe au premier abord dans cette toile, c'est cette perspective fuyante, verrouillée par des palissades, scandée par des luminaires longs, interminables et effilés (21). Il suffit de prolonger les lignes des extrémités de ceux-ci pour imaginer une voüte qui se referme. Ce double effet de scansion et de clôture – que renforcent encore les fils électriques qui se dévident d'un poteau à l'autre – semble faire de ces « mâts » les échafaudages d'un édifice qui vous prend au piège et qui renforce d'autant la force d'aspiration de la perspective. Leurs ombres déviées, presque sinistres, se profilent sur le chemin, l'animent et renforcent le rythme. On ressent d'ores et déjà cette tension entre agoraphobie et claustrophobie qu'Halo Calvino a décrite à propos de Chirico (22).

Lcs planches dont les diagonales hérissent l'avant-plan servent comme de contrepoids à cette plongée. Leurs lignes entrent en concurrence avec celles qui creusent le tableau et créent ainsi une extraordinaire tension entre les plans. Tout se passe comme si le spectateur projeté dans la profondeur se voyait bloqué in extremis au seuil du tableau en se heurtant à leurs arêtes. Des espaces longent le chemin central. À droite, la vue est bouchée par un curieux édicule antiquisant sans ouverture tandis que l'on aperçoit une porte fermée dans le mur latéral. C'est à gauche que s'avance une jeune femme, vue de dos, habillée à la grecque. C'est par ce chemin, plutôt que par la grande allée, que cette figure somnambulique se dirige résolument... vers nulle part.

Les architectures certes sont plus détaillées que celles de Chirico. Ainsi de la tourelle, surgie d'une Renaissance imaginaire, qui somme l'édifice de droite. Mais elles ne constituent nullement un décor de référence. Un pan de biais s'en dégage, de part et d'autre du tableau, à l'avant de l'allée des luminaires dont elles préfigurent le mouvement. Leurs lignes et leurs ombres s'intègrent dans le réseau de verticales, d'horizontales et d'obliques qui constituent ce tout plastique (23).

On retrouve certes dans ce tableau le principe de la rencontre insolite avec ce monde antiquisant, voire anticomane, qui s'échoue dans l'atmosphère d'une banlieue moderne hérissée de poteaux électriques mais l'essentiel demeure cette impression d'errance qui résulte directement de la construction de l'espace.

Fig. 4 – Paul DELVAUX, Faubourg, 1956, Coll. part.
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Fig. 4 – Paul DELVAUX, Faubourg, 1956, Coll. part.

La Ville lunaire n°2 n'est certes pas, et de loin, la seule œuvre de Paul Delvaux où la figure humaine se fait si discrète. Mais dans la plupart des cas, le soin donné à la représentation des réverbères, des maisons, des trains en passage, la présence presque systématique du clair de lune, qui se profile fréquemment derrière la ramure d'un arbre, confèrent à ces tableaux une dimension plus descriptive que constructive, les rapprochent de la catégorie de « paysage » voire même dans quelques cas rappellent à certains égards la peinture naïve. C'est un peu le cas du tableau Faubourg, lui aussi de 1956 (fig. 04). Pas une âme, cette fois. Un regard distrait pourrait voir dans cette œuvre une simple variante de celle que nous analysons d'autant que l'on y retrouve le thème des planches plantées à l'avant-plan. Ces ressemblances superficielles marquent plutôt la différence qui sépare ces deux œuvres. Car entre ces verticales de l'avant-plan et le décor en surplomb de l'arrière-plan, où un train passe devant des maisons de banlieue sous un clair de lune, l'intégration spatiale, la tension optique sont moindres. Rien de commun non plus entre les palissades et leurs ombres qui se contentent ici de baliser le plan médian alors qu'elles contribuaient là à fendre l'espace. La présence des arbustes et de leurs ombres agrémente sans doute la scène mais n'ont pas davantage la même fonction plastique (24).

Fig. 5 – Paul DELVAUX, Le paysage aux lanternes, 1958, Coll. Michel Lachowsky, Bruxelles.
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Fig. 5 – Paul DELVAUX, Le paysage aux lanternes, 1958, Coll. Michel Lachowsky, Bruxelles.

Dans d'autres cas, – par exemple Le paysage aux lanternes de 1958 (fig. 05) – le spectateur surplombe la scène sans se trouver engagé dans un dispositif plastique. Il peut certes observer à distance la silhouette de la dame qui se tient au devant du paysage qu'elle contemple sans s'y perdre, il peut certes tâcher d'imaginer ce qu'elle ressent mais il reste en-deçà du tableau, à l'extérieur de la scène. Cette extériorité, cette non-implication, du spectateur est d'ailleurs renforcée par la silhouette de ce personnage vu de dos qui se dessine au premier plan. Ce personnage sert de médiateur entre le spectateur et le tableau. Ce principe de médiation incarné par un personnage vu de dos à l'avant-plan rappelle un procédé de la peinture romantique allemande (Caspar David Friedrich) lorsqu'il s'agit d'exprimer et de communiquer un état d'âme (25).

L'étrange femme de La Ville lunaire, à l'inverse, fait partie intégrante du système. Le principe de médiation cède la place à une dynamique de la tension, à une stratégie de l'errance. La jeune femme conspire contre le spectateur à l'instar des autres éléments (les luminaires, les planches, etc.). En s'avançant résolument et contre toute attente dans une autre voie que celle dans laquelle le spectateur est aimanté – la perspective centrale –, elle contribue puissamment à sa déroute et à sa désorientation. Le piège labyrinthique se referme sur le spectateur par la complicité inconsciente et fatale de ce non-guide, de cette anti-Ariane.

Fig. 6 – Paul DELVAUX, L'attente, 1948, Coll. part.
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Fig. 6 – Paul DELVAUX, L'attente, 1948, Coll. part.

L'une des rares œuvres dont la rigueur plastique se peut comparer à Chirico est L'Attente de 1948 (fig. 06). Les lignes de l'architecture et les ombres ont bel et bien ce rôle de construction dynamique de l'espace. Il y a bien distorsion des plans au sein d'un tout qui fait corps. Le dispositif a bel et bien une efficacité directe sur le spectateur qui, désorienté, ne sait s'il va emprunter le chemin de gauche ou entrer dans la demeure ouverte où une jeune femme se tient près du rideau. Mais la figure humaine cette fois a retrouvé l'échelle delvalienne. La relative singularité du tableau La Ville lunaire n°2 au sein de l'œuvre de Delvaux permet de réfuter a contrario l'idée hâtive d'une influence plastique déterminante de l'Italien sur lui. Le rapprochement entre ce tableau et la Stimmung chiricienne n'en fait cependant nullement un pastiche tant les moyens utilisés – perspective fuyante, luminaires, planches à l'avant-plan, nocturne, etc. – sont originaux. Sa date de réalisation, par contre, semble contredire les thèses périodisantes qui voudraient limiter l'« influence » de Chirico aux années trente.

Regain et repentir

Il n'est pas indifférent de constater que 1956 est considérée par plus d'un auteur comme une date charnière. C'est cette année-là, en effet, le 9 mars, que Paul Delvaux termine la décoration de la maison de Gilbert Périer. « Il semble, écrit Danièle Gillemon, que Delvaux se piqua au jeu : durant les deux ans de travaux, il ne commit que trois ou quatre œuvres... » (26). Notre tableau chiricien succède donc à une période marquée par un art de commande. Un retour à l'inspiration des origines pour un nouveau départ ? Tout se passe comme si Delvaux avait été tenté d'exiler la figure humaine après s'être consacré pendant deux ans à une galerie de portraits (27).

Un examen minutieux de La Ville lunaire révèle un repentir, en haut, à droite : le peintre avait représenté la lune et a changé par la suite d'avis pour la supprimer par un surpeint. La lune, on l'a vu, est au centre de la thématique delvalienne. Dans la série, Les Phases de la Lune, elle peut être considérée comme un personnage à part entière. Elle habite tout naturellement l'arrière-plan d'une scène mystérieuse où un savant obsédé par ses recherches évolue parmi des femmes indifférentes. Mais ici, dans cet espace déserté par la figure humaine, sa présence aurait fait basculer tout le dispositif plastique dans le genre du paysage et en aurait ipso facto détruit l'efficacité. Toute l'étrangeté, le savant illogisme de la source de lumière extérieure au tableau qui détermine des ombres à hue et à dia se serait évanoui. Or c’est là, on y a insisté, une caractéristique fondamentale de la peinture métaphysique. La lune serait en outre entrée en fâcheuse concurrence avec les luminaires qui, pour briller, n’en éclairent pourtant pas la scène. Une bonne partie de l'intérêt du tableau vient précisément de ce contraste entre lumière visible, mais sans effet, et source de lumière déterminante, mais invisible. Le titre du tableau, enfin, aurait perdu toute dimension énigmatique pour sombrer dans le pléonasme.

L’ombre de Chirico a-t-elle inspiré ce geste qui sauve ?