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Peinture - Renaissance - Belgique - Italie - Histoire de l'art Laure Fagnart La copie de la Cène de Léonard de Vinci conservée à l'abbaye de Tongerlo Leonardo. The european genius. Paintings and drawings
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Reporticle : 118 Version : 1 Rédaction : 01/01/2005 Publication : 03/02/2015

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l'Académie royale de Belgique (6e série, XVI, 2005, pp. 193-210).

La copie de la Cène de Léonard de Vinci conservée à l’abbaye de Tongerlo

Fig. 1 – Atelier de GIAMPIETRINO, La Cène, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.
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Fig. 1 – Atelier de GIAMPIETRINO, La Cène, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.

Parmi la cinquantaine de versions de la Cène de Léonard de Vinci réalisées au XVIe siècle, la toile conservée à l'abbaye prémontrée de Tongerlo (fig. 01) est l'une des copies les plus fidèles et les plus anciennes du chef-d'œuvre du maître italien. Ainsi, au même titre que d'autres versions illustres de la peinture murale de Léonard, comme la copie conservée à la Royal Academy of Arts à Londres, celle du Musée national de la Renaissance à Écouen ou la tapisserie des Musées du Vatican, le recours à la Cène de Tongerlo est essentiel afin d'étudier l'illustre modèle. De plus, la peinture des Prémontrés participe à l'engouement qui, de tout temps, a entouré la peinture de Léonard. Enfin, en plus de son statut de copie, il s'agit d'une œuvre à part entière dont l'étude mérite d'être entreprise.

La Cène de Léonard (fig. 2) recouvre la paroi nord du réfectoire du couvent dominicain Santa Maria delle Grazie à Milan (1). Connue également sous le nom de Cenacolo, l'œuvre a été réalisée à la demande du duc de Milan, Ludovic Sforza, entre 1494 et 1498. Ses dimensions sont monumentales puisqu'elles atteignent 4 mètres 60 de haut sur 8 mètres 80 de long. Le Christ et les douze apôtres sont assis dans un cénacle sobre. Le paysage de campagne, visible à travers les ouvertures du fond, aujourd'hui fragmentaire, se composait, à l'origine, de montagnes et de plaines légèrement éclairées. La fenêtre centrale, plus large que les baies latérales, est surmontée d'un arc en plein cintre. Le plafond dont les poutres sont apparentes est à caissons. Les murs sont ponctués de niches et de tapisseries, décorées de motifs répétitifs aux contours cordiformes. La table repose sur quatre tréteaux. Elle est parsemée d'une nature morte d'aliments (des petits pains et des fruits) et de vaisselle (des verres remplis de vin, des flacons vides, des écuelles ovales en étain avec des quartiers d'oranges et des morceaux de poissons, des tranchoirs ronds, des rince-doigts, des salières et des couteaux). La nappe, nouée aux quatre coins, est décorée d'un tissage bleu, caractéristique de la ville de Pérouse. À gauche, on reconnaît Barthélemy, Jacques le Mineur et André. Le second groupe se compose de Pierre, de Judas, et au second plan, de Jean. Au centre, Léonard a placé le Christ. À sa gauche, on trouve Jacques le Majeur, au second plan, Thomas puis Philippe. Enfin, à l'extrême droite, Matthieu, Thaddée et Simon ont pris place.

Fig. 2 – Léonard DE VINCI, La Cène, 1494-1498, tempera et huile sur deux couches d'une préparation à base de plâtre, 460 x 880 cm, Milan, réfectoire du couvent Santa Maria delle Grazie.
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Fig. 2 – Léonard DE VINCI, La Cène, 1494-1498, tempera et huile sur deux couches d'une préparation à base de plâtre, 460 x 880 cm, Milan, réfectoire du couvent Santa Maria delle Grazie.

La célébrité de la peinture murale de Santa Maria delle Grazie fut immédiate. Ce renom s'explique d'abord par le fait que Léonard y a révolutionné la manière de représenter la Cène, habituellement choisie pour décorer les réfectoires conventuels. La Cène est le dernier repas que le Christ partage avec les douze apôtres, la veille de son arrestation, le soir du jeudi saint (Matthieu, XVI, 21 ; Marc, XIV, 18 et Jean, XIII, 21) (2). Les Évangiles indiquent que Jésus y accomplit deux faits qui, l'un comme l'autre, seront transposés en images par les artistes. Premièrement, il annonce la trahison de Judas. Ensuite, il consacre le pain et le vin, instituant ainsi le rite fondamental de l'Église, l'Eucharistie. Depuis ses premières représentations, datées de la fin du Ve siècle, des règles strictes régissent la figuration du dernier repas du Christ. Les disciples, souvent désignés par des attributs ou par des phylactères précisant leurs noms, sont assis autour d'une table sur laquelle sont disposés les aliments du repas (du poisson ou de l'agneau), le pain et le vin de l'Eucharistie. Judas, figuré de manière caricaturale, avec la bourse contenant la récompense de sa trahison, est habituellement exclu du groupe des apôtres. Le traître peut être aussi désigné par un geste de Jésus, par un petit démon noir sortant de sa bouche ou par un poisson qu'il vient de voler, en référence à sa gloutonnerie. Au contraire des autres disciples, il n'a pas d'auréole. De part et d'autre du Christ, l'artiste dispose habituellement Jean, imberbe, candide et dont la tête repose sur l'épaule de Jésus, et Pierre, qui est dépeint avec des cheveux gris, une barbe et le couteau qui lui servira à trancher l'oreille d'un soldat romain, au moment de l'arrestation du Christ. Dans le Cenacolo, Léonard bouleverse ces préceptes iconographiques : Judas est intégré parmi les apôtres ; Jean n'est pas couché sur l'épaule de Jésus ; les disciples forment un groupe cohérent autour de la table ; ils sont individualisés, non pas grâce à un phylactère ou par des attributs, mais par des traits de caractère spécifiques. Léonard s'éloigne également de la tradition iconographique en choisissant de représenter les secondes qui suivent l'annonce de la trahison de Judas, et non, comme on le faisait jusqu'alors, la désignation du traître ou l'institution de l'Eucharistie. C'est pourquoi les apôtres ne sont plus statiques et passifs, comme dans les figurations précédentes du thème. Dans la peinture murale milanaise, ils réagissent avec force et vigueur à la nouvelle de la trahison : une vague d'émotion, exprimée par les gestes et les corps, parcourt ainsi l'œuvre.

L'échelle imposante des personnages de la Cène est également inédite : les figures sont plus grandes que nature ; l'impression de monumentalité est encore magnifiée par l'extrême simplicité du cénacle. Enfin, l'espace intérieur du Cenacolo est entièrement soumis à un effet scénographique. De manière illusionniste et grâce à des jeux de raccourcis, le maître italien amplifie la perspective afin d'étendre les dimensions réelles du réfectoire : l'espace fictif apparaît comme le prolongement de l'espace réel. Les moines ont ainsi l'impression que le Christ et les apôtres partagent leurs repas. Ils ont le sentiment que le réfectoire où ils mangent se poursuit dans le réfectoire où se trouvent le Christ et les apôtres. Pour parvenir à cet effet, Léonard a aussi utilisé la lumière. Deux sources de lumière éclairent la peinture : la première, située à l'arrière, se disperse via les trois ouvertures percées dans le mur du fond ; la seconde, plus forte, provient de l'avant gauche. Or, la source de ce second éclairage se situe exactement au niveau des fenêtres réelles, qui sont percées dans le mur du réfectoire. Ainsi, grâce à cet artifice, la lumière réelle coïncide avec l'éclairage peint.

Quelques années seulement après son achèvement, la Cène de Santa Maria delle Grazie commence à se détériorer. Ces dégradations s'expliquent par l'humidité qui règne dans le réfectoire mais aussi par la technique que le maître a employée. Au contraire du buon fresco traditionnel, procédé qui demande une exécution rapide et définitive, Léonard a utilisé une tempera et de l'huile sur deux couches de préparation. Cette recette lui permet de revenir à loisir sur sa composition mais elle empêchera le mur de respirer. La condensation s'est alors insinuée dans la peinture, provoquant des craquelures, des soulèvements puis le détachement progressif de la couleur. Régulièrement restaurée dès 1726, laissée à l'air libre, pendant deux ans, à la suite du bombardement du couvent en 1943, la peinture murale s'est au fil du temps abîmée. La dernière restauration, achevée en 1999 et durant laquelle les copies fidèles ont été d'un grand secours (3), a récupéré des morceaux originaux de la peinture.

L'histoire mouvementée de la copie de Tongerlo est bien connue (4). Elle est conservée à l'abbaye prémontrée de Tongerlo depuis le milieu du XVIe siècle. Les circonstances de son acquisition sont reconstituées grâce à l'acte d'achat du tableau, connu par une transcription du XVIe siècle : la toile est négociée à Anvers, auprès des héritiers de Jean Le Grand, en 1545 (1544, en style Brabant). Elle arrive à l'abbaye le 23 février pour décorer le côté nord du chœur de l'église, alors en construction. Pierre Scheelen, secrétaire de l'abbé, la paya 450 florins. L'œuvre est alors attribuée à Léonard, selon l'habitude du temps où la distinction entre copie et original était bien moins spécifique qu'aujourd'hui.

Selon R. H. Marijnissen, la mention en français du nom de Jean Le Grand indique une origine française (5). Malheureusement, aucun document ne permet de préciser davantage son identité. Toutefois, comme le seul indice concernant Jean Le Grand est une probable provenance française, il est séduisant d'associer la toile de Tongerlo aux copies anciennes du Cenacolo qui ont été réalisées à la demande de Français. L'engouement des Français pour la peinture murale de Léonard est effectivement bien attesté au nord des Alpes, tout particulièrement sous les règnes de Louis XII et de François 1er (6). En effet, plusieurs membres de la cour et des officiers royaux, qui séjournent alors à Milan parce qu'ils occupent une charge dans le gouvernement français de la ville, admirent la peinture murale de Léonard et commandent des copies fidèles du chef-d'œuvre, qu'ils ramèneront en France. Ainsi, quelques années seulement après la fin de l'exécution de la Cène, en 1503, Antoine Turpin, trésorier et receveur général des finances du duché de Milan, demande à Bramantino une copie dont seul l'acte de commande nous est parvenu. En raison de la date et de l'attribution de l'œuvre, il ne peut s'agir de la toile conservée à Tongerlo. Quant à la copie conservée au Musée national de la Renaissance à Écouen (inv. 781), elle est commandée, en 1506, par Gabriel Gouffier, doyen du chapitre cathédral de Sens. Avant d'entrer dans la collection d'Anne de Montmorency, elle a probablement été conservée chez le cardinal Georges 1er d'Amboise, correspondant ainsi à la copie citée dans les inventaires du château de Gaillon en 1540 et en 1550. De plus, au moment où se devine l'avenir royal de François d'Angoulême, le futur François 1er, et sa mère, Louise de Savoie, commandent une tapisserie reproduisant fidèlement le Cenacolo qui est aujourd'hui conservée aux Musées du Vatican. Enfin, le réfectoire du couvent des Cordeliers de Blois, situé autrefois aux portes de l'enceinte du château qui abrite alors la cour, était décoré d'une peinture inspirée par la peinture murale milanaise. Cette dérivation est aujourd'hui déposée au Musée des Beaux-Arts de Blois (inv. 52-1-1). L'engouement des Français pour la Cène de Léonard se poursuit sous le règne de François 1er. Guillaume Petit, évêque de Troyes, commande une copie pour la cathédrale de Troyes entre 1519 et 1527 (7). Enfin, selon Raphaël Trichet du Fresne, la copie qui est conservée dans l'église Saint-Germain l'Auxerrois à Paris depuis au moins 1651 a été exécutée à la demande de François 1er. La présence de signatures composées des mots Burdelot et Davidis (ou Daridis) et situées à l'angle inférieur droit du tableau, pourraient bien remettre en question les propos de l'érudit : ces graphes peuvent effectivement évoquer Jean V Burdelot, qui occupe l'office de procureur général du Sénat de Milan jusqu'en janvier 1519 et qui est reçu au Parlement de Paris en 1524 (8). Comme d'autres Français séjournant à Milan, cet officier royal a lui aussi pu commander une copie, parvenue, on ne sait dans quelles circonstances, dans l'église parisienne. En définitive, dans l'état actuel des connaissances, aucune copie commandée par des Français sous les règnes de Louis XII et de François 1er ne peut être rapprochée de la toile conservée à l'abbaye de Tongerlo. Or, alors que Louis XII est l'un des principaux initiateurs de la fortune française du Cenacolo, aucune copie ne lui est incontestablement liée. De nouvelles recherches permettront peut-être de résoudre cette contradiction et d'attribuer au monarque la commande d'une des copies dont l'histoire ancienne reste à éclaircir, comme celle conservée à la Royal Academy of Arts de Londres provenant du réfectoire de la Chartreuse de Pavie, où elle est signalée pour la première fois en 1626 (9), comme la peinture murale peinte dans le réfectoire du couvent des Cordeliers de Blois (10), aujourd'hui exposée au Musée des Beaux-Arts de Blois ou comme la copie de l'abbaye de Tongerlo dont l'histoire demeure inconnue avant 1545.

En 1594, des tentures sont commandées à Malines pour protéger la Cène de Tongerlo des troubles religieux qui sévissent alors dans les anciens Pays-Bas. En 1657, un incendie enflamme la toiture de l'abbatiale mais le tableau n'est pas endommagé. Peu avant 1721, la toile est déplacée du chœur vers le côté nord de la nef. Ce changement est décidé dans le cadre de la transformation de l'église en style rococo. La toile est alors placée dans un encadrement monumental. Pendant la Révolution française, à partir de 1796, le tableau est caché chez un notaire de Herselt. Il réapparaît à Malines en 1825, puis dans le nord de la France, à Trélon-lez-Avesnes. En 1837, la peinture entre dans la collection privée du roi Léopold 1er. La copie retrouve l'abbaye de Tongerlo en 1869 mais, afin de reconstruire les bâtiments détruits, les Prémontrés essayent de la vendre. Une offre est faite aux musées d'Anvers, de Bruxelles et de Berlin ; aucune institution n'est intéressée. En 1885, on l'envoie en Angleterre, à Spalding, elle n'y rencontre pas plus d'acquéreur. Lors de son retour à Tongerlo, en 1902, la toile subit une première restauration. La peinture est finalement accrochée dans le transept de la nouvelle église. Puisqu'elle débordait du mur où elle avait été accrochée, son bord inférieur est amputé de 34 cm, tandis que le côté gauche est rétréci de 44 cm. En 1929, un incendie détruit une grande partie de l'abbatiale et l'entièreté du couvent. Dans l'affolement, pour la dégager de son châssis, la toile est coupée le long du cadre, tombe pour être finalement pliée. Cette chute et ces manipulations entraînent le détachement de morceaux de peinture et l'apparition de nouvelles lacunes, qui seront masquées par l'Anversois Arthur van Poeck, en 1932-1933. En 1955, le vernis se craquelle et devient opaque, le rentoilage cède. Une restauration complète est alors conduite par l'Institut royal du patrimoine artistique durant l'été 1958 (11). Depuis 1966, la Cène de Tongerlo est exposée au Da Vinci- Museum, bâtiment construit dans l'enceinte du couvent pour conserver la copie dans les meilleures conditions.

La copie de la Cène conservée à l'abbaye de Tongerlo est peinte sur cinq bandes de chanvre fin et léger, assemblées horizontalement (12). L'utilisation du chanvre procède plutôt d'une habitude italienne : en Europe septentrionale, on emploie plus volontiers le lin. Les coutures passent dans l'ourlet de la nappe, au niveau des mains des apôtres, sur le linteau des fenêtres et sur les derniers caissons du plafond. Avec le temps, sans doute à cause des dimensions, le tissu s'est quelque peu affaissé. La couche de fond comprend un mélange de blanc de plomb et d'huile. Appliquée soigneusement, elle a été lissée sur le chanvre par de grands mouvements circulaires, sans doute avec une truelle ou une latte de bois. L'utilisation d'un tel instrument est attestée par la présence, sur l'ensemble du tableau, de nombreuses stries parallèles, groupées en petites zones (13). Les dimensions actuelles (4,24 x 8,02 mètres) ne sont pas originales : au moment de son exécution, l'œuvre présentait un format comparable à celui du Cenacolo (4,60 x 8,80 mètres).

En janvier 2003, le Centre européen d'Archéométrie de l'Université de Liège a effectué une campagne d'analyses sur la copie de Tongerlo, notamment une série de mesures, une couverture photographique et une réflectographie en infrarouge (14). Malgré les dimensions de l'œuvre, la zone figurant le repas a été entièrement enregistrée. Les résultats constituent une source d'informations précieuses quant à l'état de conservation et l'élaboration picturale de la toile. C'est ainsi que certains repentirs ont pu être décelés : l'œil de Jacques le Mineur a été exécuté une première fois, puis il a été repeint avec un léger décalage. On remarque également que de nombreuses restaurations affectent la couche de peinture originelle. Malheureusement, malgré les réflectographies à l'infrarouge, le dessin préparatoire demeure difficile à discerner. Il est uniquement visible sur le personnage de Simon mais les quelques traits perceptibles ne permettent pas de tirer des conclusions sur le style et la technique du copiste. Le manque de visibilité du dessin sous-jacent s'explique probablement par le mauvais état de conservation de l'œuvre. De plus, la plupart du temps, les contours des motifs ont été soulignés, ce qui peut dissimuler le dessin préparatoire.

Fig. 3 – Atelier de GIAMPlETRINO, Barthélemy, Jacques le Mineur et André, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.
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Fig. 3 – Atelier de GIAMPlETRINO, Barthélemy, Jacques le Mineur et André, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.

La campagne d'analyses menée par le Centre européen d'Archéométrie de l'Université de Liège a également permis une étroite confrontation de la toile de Tongerlo avec l'illustre original. Conformément aux usages du temps, la copie de Tongerlo ne reproduit pas exactement et à l'identique l'ensemble de la peinture murale de Léonard : le décor du cénacle est enrichi, certains motifs ou postures sont transformés. Cependant, comme dans la plupart des copies fidèles du Cenacolo exécutées au XVIe, la partie centrale de la toile de Tongerlo est conforme au modèle : le copiste a effectivement reproduit avec fidélité les dimensions monumentales de la peinture murale, les postures et les expressions des apôtres (fig. 03) et du Christ, la manière de représenter l'espace, l'architecture dépouillée du cénacle ainsi que la nature morte, éparpillée sur la table. Le paysage, certains plis dans les vêtements (fig. 4), la décoration des sandales des disciples ou la disposition des verres et des pains sur la table sont également reproduits avec une attention minutieuse.

Fig. 4 – Atelier de GIAMPIETRINO, Pierre, Judas et Jean, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.
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Fig. 4 – Atelier de GIAMPIETRINO, Pierre, Judas et Jean, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.
Fig. 5 – Atelier de GIAMPIETRINO, Le Christ, Thomas et Jacques le Majeur, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.
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Fig. 5 – Atelier de GIAMPIETRINO, Le Christ, Thomas et Jacques le Majeur, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.

Toutefois, malgré cette précision, la toile de Tongerlo se distingue de l'original. D'abord, par rapport àl'architecture du fond, les figures de Tongerlo sont décalées vers la gauche. Cette différence est notamment visible dans la tête du Christ, placée à Tongerlo exactement au centre de la fenêtre (fig. 05) mais aussi dans l'épaule de Jean qui recouvre moins le montant de la baie dans la toile que dans la peinture murale ou dans la tête de Thomas qui touche la fenêtre alors que cela n'est pas le cas à Milan. Le même écart est visible pour les autres apôtres. De plus, le plateau de la table à Tongerlo est représenté plus bas que dans la peinture de Léonard. Les personnages apparaissent donc plus hauts. Ainsi, le Christ se situe une dizaine de centimètres plus haut que dans le modèle. Ces déplacements s'expliqueraient si la peintre ou l'atelier qui a réalisé la copie de Tongerlo a utilisé des moyens mécaniques de reproduction, tels que des calques ou des poncifs, qui auraient glissés de quelques centimètres par rapport à leurs positions dans l'original. Le peintre a également transformé la décoration des tapisseries (fig. 6). L'ornementation répétitive aux contours cordiformes de Milan est modifiée au profit de motifs en mille-fleurs, décor caractéristique des tapisseries des anciens Pays-Bas dans la seconde moitié du XVe siècle. À Tongerlo, les tapisseries comprennent des fleurs gris brun répétées régulièrement, des feuilles vert brun et des plantes stylisées avec des boutons bleus, blancs, jaunes et roses. De plus, la nappe n'est pas enrichie de la broderie bleue originaire de Pérouse. Une variante dans les plats du dernier repas de Jésus est aussi à remarquer : à Milan, les assiettes sont remplies de poisson alors qu'à Tongerlo, les convives mangent de l'agneau. L'exécution parfois maladroite distingue également la copie de l'original. L'anatomie humaine n'est pas toujours figurée avec réalisme : les mains droites de Barthélemy et de Thomas manquent de modelé ; le poignet droit de Pierre est représenté dans une position impossible ; la figuration des orteils est irréelle. Les proportions ne sont pas toujours respectées : les index de Pierre et de Thomas sont trop longs ; les yeux de cet apôtre sont trop ronds et grands (fig. 7) ; le profil de Simon est sec et rude (fig. 8). Les effets de lumière diffèrent également dans les deux œuvres. L'auteur de la toile de Tongerlo ne semble pas avoir assimilé toutes les règles du sfumato, le rendu de l'atmosphère, des ombres et de la lumière, si caractéristiques du maître italien. Ces différences dans le traitement de la lumière sont particulièrement visibles dans les zones supérieures de la toile. Toutefois, comme dans l'original, les couleurs des vêtements des apôtres se reflètent dans la vaisselle en étain. Enfin, la peinture des Prémontrés n'a jamais été exposée, en tout cas après 1545, dans un réfectoire conventuel. Léonard avait pourtant conçu son œuvre en relation avec l'espace auquel elle était destinée. Les effets imaginés par le maître (c'est-à-dire les rapports entre lumière réelle et éclairage peint ainsi que la conception de l'espace donnant aux moines l'impression que la Cène se rejoue devant eux) ne peuvent se produire à Tongerlo. Les moines étaient-ils indifférents à ces effets ? Ont-ils voulu acquérir spécifiquement une copie de la célèbre composition de Léonard, plutôt qu'une représentation anonyme du dernier repas du Christ ?

Fig. 6 – Atelier de GIAMPIETRINO, Détail de la tapisserie tendue derrière Simon, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.
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Fig. 6 – Atelier de GIAMPIETRINO, Détail de la tapisserie tendue derrière Simon, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.

Pour peindre une copie d'une telle fidélité tant du point de vue iconographique que de celui des dimensions, l'artiste ou l'atelier à qui fut passée la commande de la toile de Tongerlo devait posséder la technique et les outils nécessaires pour effectuer cet ouvrage. Dans la première moitié du XVIesiècle, seuls les leonardeschi – ces peintres qui subissent l'influence de Léonard et de ses œuvres – répondent à ces exigences. Les autres copies fidèles du Cenacolo sont effectivement exécutées par les peintres milanais qui fréquentent l'atelier du maître : la copie de la Royal Academy of Arts à Londres, datée de vers 1515, est attribuée à Giovan Pietro Rizzoli, dit Giampietrino (15) ; celle conservée au Musée national de la Renaissance à Écouen est commandée en 1506 à Marco d'Oggiono (16) ; le carton de la tapisserie des Musées du Vatican a été réalisé avant 1515, certainement dans le milieu milanais, peut-être par Bramantino (17). En plus de l'argument du chanvre, support utilisé par les Italiens, ces éléments permettent d'écarter une attribution flamande.

Fig. 7 – Atelier de GIAMPIETRINO, Thomas, Jacques le Majeur et Philippe, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.
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Fig. 7 – Atelier de GIAMPIETRINO, Thomas, Jacques le Majeur et Philippe, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.

La copie conservée à l'abbaye de Tongerlo a d'ailleurs déjà été attribuée à des élèves de Léonard : le nom de Giovanni Antonio Boltraffio a été avancé (18) tandis qu'Emil Müller proposait celui d'Andrea Solario, en rapprochant la peinture de Tongerlo avec la toile citée dans les inventaires du château de Gaillon (19). L'auteur a ainsi proposé que la copie des Prémontrés avait été réalisée par Andrea Solario, qui séjourne justement en France entre avril 1507 et 1510, à la demande du cardinal Georges 1er d'Amboise. Cette hypothèse est aujourd'hui écartée puisque la copie, qui correspond sans doute à celle conservée au Musée national de la Renaissance à Écouen, est encore citée à Gaillon en 1550 alors que les Prémontrés acquièrent leur toile en 1545 (20). De plus, l'analyse stylistique ne permet d'associer la toile de Tongerlo à la production d'Andrea Solario (21).

Fig. 8 – Atelier de GIAMPIETRINO, Matthieu, Thaddée et Simon, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.
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Fig. 8 – Atelier de GIAMPIETRINO, Matthieu, Thaddée et Simon, vers 1520, huile sur toile, 424 x 802 cm, Tongerlo, Da Vinci-Museum.

Avant de procéder à toute nouvelle attribution , il convient de souligner les analogies qui lient la toile de Tongerlo à la copie de Royal Academy of Arts de Londres. Les ressemblances sont d'abord formelles puisque de nombreux motifs et leurs dispositions sont identiques dans les deux œuvres. Par exemple, au contraire d'autres copies anciennes de la Cène de Léonard, les aliments et les plats de la nature morte sont semblablement dispersés sur la table. Les couleurs des vêtements y sont conformes, le décor original des tapisseries est remplacé par les mêmes fleurs, les nappes ne sont pas ornées des bandes de Pérouse, les convives mangent de l'agneau. D'autre part, les deux copies se caractérisent par des similitudes dans les proportions des motifs et dans leurs espacements les uns par rapport aux autres (22). Certaines distances sont en effet analogues (les mêmes écarts séparent par exemple le nez du Christ et son médaillon ou le nez de Judas et celui de Pierre). Toutefois, les deux compositions ne se superposent pas exactement (si on superpose les deux Christ, les groupes formés par Judas, Pierre et Jean ne coïncident pas). Les mesures qui séparent les groupes d'apôtres entre eux sont en effet généralement différentes (la distance entre le nez du Christ et celui de Jean n'est pas identique dans les deux peintures).

Ces analogies dans la disposition et les proportions des motifs et ces différences dans les écarts entre les groupes d'apôtres permettent d'avancer que la copie a été réalisée avec des moyens mécaniques de reproduction, et non à main levée. À cet argument, il convient d'ajouter celui de la fidélité par rapport au modèle et celui des dimensions monumentales. Au XVIe siècle, pour copier une composition déjà inventée, les artistes disposent du poncif (ou spalvera, le peintre saupoudre un carton perforé suivant les contours du motif à reproduire, le dessin apparaît alors en pointillé sur le support de la copie), du décalquage (l'artiste italien utilise les carte lucide, des papiers-calques qui permettent de recopier rapidement et exactement les motifs et leurs proportions, la qualité transparente du papier facilite le transfert sur un nouveau support) ou de la mise au carreau. Cette dernière technique, moins pratique et moins précise dans le cas d'œuvres monumentales, doit vraisemblablement être écartée. Pour exécuter la copie de Tongerlo, le recours à des calques ou à des poncifs apparaît donc plus adéquat, et cela même si les réfiectographies en infrarouge effectuées sur la toile des Prémontrés par le Centre européen d'Archéométrie de l'Université de Liège n'ont pas permis d'en discerner les traces. Ces intermédiaires n'auraient pas été fixés exactement aux mêmes emplacements, ce qui expliquerait les glissements. Au vu des analogies entre les copies de Tongerlo et de Londres, on peut finalement avancer que les deux œuvres ont été exécutées dans le même atelier, peut-être avec les mêmes calques ou poncifs. Les similitudes entre les deux œuvres pourraient également s'expliquer si l'une des copies s'avère être le modèle de la seconde (23). En définitive, dans l'état actuel des connaissances, l'attribution de la copie conservée à l'abbaye de Tongerlo demeure suspendue. Toutefois, il peut être considéré que la toile des Prémontrés a été réalisée vers 1520, par l'un des leonardeschi, soit à partir de la copie de Giampietrino conservée à la Royal Academy of Arts de Londres, soit en récupérant les calques ou poncifs que l'élève de Léonard avait utilisés vers 1515 pour exécuter la version de Londres.