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Peinture - Temps modernes - Italie - Histoire de l'art Pierre Somville Le Caravage en questions Exposé
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Reporticle : 112 Version : 1 Rédaction : 01/01/2007 Publication : 25/11/2014

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait d’un Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l'Académie royale de Belgique (2007, 6e Série, T. 18, p.387-391).

Le Caravage en questions

Fig. 1 – Le Caravage, La mort de la vierge, 1601-1606, huile sur toile, 369x245 cm, Paris, Musée du Louvre.
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Fig. 1 – Le Caravage, La mort de la vierge, 1601-1606, huile sur toile, Paris, Musée du Louvre.

Le peintre a incontestablement la cote auprès du public : ces trois dernières années, trois expositions à grand succès lui furent consacrées, À Londres en 2005, un superbe ensemble avec des œuvres venues d'Italie, de Russie, d'Allemagne, de France, d'Espagne et des États-Unis ; à Amsterdam en 2006, où le montage « parallèle » avec Rembrandt avait sans doute pour raison première de mettre en valeur les collections permanentes du Rijksmuseum ; à Düsseldorf enfin en 2007, un montage groupant quelques excellentes œuvres du corpus, – souvent déjà vues lors des deux expositions précédentes, mais ne boudons pas notre plaisir ! – accompagnées d'intéressants doublons, notamment l'Arrestation d'Odessa. Rappelons aussi que, dès 2001, l'héritage « prussien » de la collection Giustiniani fut présenté à Berlin, sous l'emblème de l'Eros vainqueur… Ne manquaient à cette profusion, triple (ou quadruple), que la Dormition du Louvre, la Mise au tombeau du Vatican et la sublime Corbeille de l'Ambrosienne, Mais, à nouveau, ne boudons pas !

En fait de livres, la dernière grande étude monographique est celle de Catherine Puglisi, publiée chez Phaidon en 2005. C'est fin 2005 aussi que je signais, chez Derouaux à Liège et en toute modestie, une brève ébauche esthétique intitulée Le Caravage au plus près. Dans le domaine proprement littéraire, on se rappellera deux biographies romancées de grande qualité : du regretté Christian Liger, Il se mit à courir le long du rivage (Laffont, 2001), et de Dominique Fernandez, La course à l'abîme (Grasset, 2002). Enfin, si l'on n'en gardait qu'une, l'étude, historique dans tous les sens du terme, due à Roberto Longhi resterait la référence (rééd. 2004 et trad. françaIse aux Editions du Regard).

Le tournant du siècle fut donc particulièrement favorable à notre peintre. C'est qu'il est un peu comme le grand frère de cette autre vedette du temps, Francis Bacon, et que, comme lui, il aurait pu dire « qu'il mettait toute sa vie dans sa peinture ». Ce genre d’implication fait florès, on le sait. Si les Piero della Francesca, Vermeer et autres Vélasquez brillent par ce que Berenson jadis appelait leur « indifférence » – classique au sens le plus noble du terme – l’investissement passionnel, des Baroques aux Expressionnistes, répond davantage aux appels de ce temps fébrile qu'est devenu le nôtre. On ne s'en afflige ni ne s'en réjouit. Tout est affaire de climat, de besoin, de désir. Bref, depuis un siècle déjà, le Caravage était bien sorti de l'oubli, mais il vient de connaître, coup sur coup, une effervescence sans précédent. C'est qu'il est notre contemporain, sans l'être vraiment. L'idéologie de la Contre-Réforme qui le soutient et qu'il illustre peut nous sembler lointaine, l'humanité qui l'habille et l'habite est bel et bien la nôtre, ne varietur avec rides et fatigues, plis d'amertume, coudes crevés et ongles sales. C'est cela même qui actualise, en les rendant véridiques, les traits évangéliques ou hagiographiques d'emprunt et de commandes. On en viendrait même, toute peinture mise à part, à les situer mieux et à les relire d'un ton plus juste. Diable d'homme! Les commanditaires éclairés, la plupart du temps membres du clergé catholique, ont donc eu bien raison de lui faire, – malgré tout – confiance.

La question de l'actualité, de l'œuvre et de son auteur étant ainsi provisoirement réglée, passons à une autre, qui concerne la récurrence des personnages et des éventuels modèles, le plus souvent utilisés par l'artiste. A côté des ragazzi di vita qui deviendront tantôt des anges, tantôt des saints Jean-Baptiste au bélier ou à la peau de mouton, sinon Jeune David ou Eros triomphant, les jeunes femmes aussi se répondent d'une œuvre à l'autre. Notamment, Judith et Madeleine (celle du musée de Détroit) semblent bien une seule et même : l'arrondi de la joue, les attaches fines du poignet, la vigueur du regard plaident, je crois, pour cette identification, peut-être avec la « Lena » protégée du peintre, qui hantait, aux dires d'une minute de police, la place Navona. C'est elle aussi, sans doute, qui pose en sainte Catherine d'Alexandrie, accompagnée de la roue en bois frais et du bel acier de Tolède dans la partie désormais madrilène de la collection Thyssen.

Le saint Pierre, que l'on crucifie la tête en bas, chapelle Cerasi dans Santa Maria del Popolo, se voit érigé par un porteur qui rappelle le Thomas de Potsdam ainsi que le Joseph d'Arimathie ou le Nicodème de la Mise au Tombeau du Vatican... On sait que l'artiste, qui devait travailler dans une cave à l'éclairage de soupirail, se contentait de modèles d'occasion, qui n'en étaient pas moins soigneusement choisis et adaptés, par provocation peut-être, au thème traité. Qu'un pèlerin ou qu'un homme de peine ait les pieds sales, c'est naturel, mais qu'une beauté vénale pose en sainte, voire en Vierge, c'est une de ces « incarnations » qui bousculent un peu l'éthique de la profession. Mais qu'importe la morale, pourvu qu'on ait l'ivresse, celle, tout esthétique, de la conviction communicative. L'émotion est à ce prix et comme le disait déjà Platon dans le Phèdre c'est la beauté du vrai qui reste le meilleur de tous les arguments « rhétoriques ».

Rhétorique, elle l'est en effet cette répétition de personnages que leur rôle d'acteurs des rues rend plus vrais que nature, malgré l'emprunt iconographique, la référence, la pose... Je ne connais pas de peintre religieux plus convaincant, ni de peintre convaincant plus religieux! Lui qui parvint à plaire aux Jésuites et aux Oratoriens, aux Romains et aux Ultra-montains, peut-être même aux libertins et aux mystiques (s'il en fut), il ne devait pas manquer de ce charisme qui séduisit aussi, pour un temps, le Grand-Maître de l'Ordre des Hospitaliers. Il suffisait que son interlocuteur, et bientôt commanditaire, fût dénué de mesquinerie ou de raideur, bref, un amateur de peinture, doué de cette intelligence du cœur et de la tête où se reconnait l'homme de bien. Ainsi les personnages parlent et se répètent dans l'œuvre et tous nous disent indissociablement la vie, le monde, ses tares et le salut, espéré, entrevu ou appelé, tout simplement. Ce « jeu de portraits » auquel je conviais le spectateur n'a donc rien de gratuit, puisqu'il instaure une sorte de rythme et même de cycles (concentriques?) où la redite est approfondissement et l'écho visuel comme un reflet sonore. On pense, à juste titre, à la neuvaine, ou au Rosaire...

Fig. 2 – Le Caravage, Le Christ d'Emmaüs, 1604 ?, huile sur toile, 651 x 233,5 cm, Bruges, église Notre-Dame.
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Fig. 2 – Le Caravage, Le Christ d'Emmaüs, 1604?, huile sur toile, Bruges, église Notre-Dame.

En marge des différentes « affaires », encore une question. Pour ce qui est des affaires, celle de Dublin paraît réglée, où la version de l'Arrestation que possédaient les Jésuites dans leur réfectoire et qui est à présent éclairée, nettoyée, et présentée au Musée, semble bien la meilleure, à côté de celle d'Odessa, par ailleurs nullement médiocre et connue depuis longtemps, ainsi que confrontée à une troisième qui a fait surface en 2005 dans le marché d'art romain. Évidemment, l'état de cette dernière est déplorable, mais Madame Paoletti et même Sir Denis Mahon paraissent en faire grand cas. Alors? Le problème mérite encore examen et demande à être suivi. Iain Pears en tirera peut-être un de ces romans policiers dont il a le secret. Autre affaire : la découverte, à Loches, de deux versions, de bonnes copies (mais de quelle époque?) de la Cène à Emmaüs (celle de Londres) ainsi que de l'Incrédulité de saint Thomas. Elles portent les armes de Philippe de Béthune qui fut ambassadeur à Rome à la fin du XVIe siècle. Bien sûr, rien n'est plus facile à imiter qu'armes ou signatures. Dès lors, là aussi, malgré la bonne facture, il faut encore attendre et que parle, éventuellement, la technologie.

Fig. 3 – Le Caravage, L'Arrestation du Christ, 1602, huile sur toile, 133,5x169,5 cm, Dublin, National Gallery.
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Fig. 3 – Le Caravage, L'arrestation du Christ, 1602, huile sur toile, Dublin, National Gallery.

Enfin la question, ma question, porte sur une œuvre qui se trouve dans l'Église Notre-Dame à Bruges, représente la Cène à Emmaüs et porte sur le bord inférieur de son cadre noir, en lettres d'or, l'inscription que voici : Michelange de Carravage (sic) 1604. Trop beau pour être vrai, bien sûr. Encore que, comme dans le cas de la « Lettre volée » d'Edgard Poe, il ne faut pas repousser trop vite l'indice sous prétexte qu'il « crève les yeux ». Quoi qu'il en soit, le tableau est intéressant et injustement négligé. Mal-aimé dirais-je, offusqué qu'il est, pour le plus grand nombre, par la proximité avec la Vierge à l'enfant (Portinari) de l'autre Michel-Ange. Il faut donc aller le voir de près, à l'angle du chœur. C'est un bon morceau. Les deux disciples, notamment, ressemblent à s'y méprendre respectivement au porteur de la crucifixion-Cerasi (à droite) et au saint Pierre en personne (à gauche). Mais cela aussi, me direz-vous, peut fort bien être « imité ». Cette similitude des personnages mise à part, la composition est différente des deux autres versions du corpus, celle de Londres (National Gallery) et de Milan (Brera). Il ne s'agit donc pas d'une copie. Pourtant, tout un jeu de gestes théâtralise la scène selon ce principe du scenario fixé par « arrêt sur image » si fréquent et si typique dans l'œuvre du Caravage. L'inspiration caravagesque ne fait donc pas de doute. Cependant, sur la nappe trop blanche, la nature morte est un peu plate, la tête de l'épagneul à hauteur de table est peu « italienne » et le Christ en extase ne ressemble à aucun de ceux du vrai Michelangelo Merisi. S'agirait-il d'un suiveur, Van Oost ou Ter Brugghen, comme il fut souvent dit, ou d'un autre artiste de l'école d'Utrecht? C'est loin d'être impossible (1). C'est même probable. Certains d'ailleurs continuaient, il y a peu, à s'employer à faire de ce « gérondif » (probabile) une réalité de preuve établie. Nous restons ouverts à toute hypothèse et à toute analyse. La technologie, ici aussi, devrait impérativement parvenir à forcer la clôture du Conseil de Fabrique .. . Mais pourquoi donc le public et les amateurs de l'œuvre du Caravage passent-ils indifférents devant ce beau morceau de peinture ? Tout ce que je voudrais, c'est qu'ils le regardent et s'y attardent un peu. Ce souhait est ma seule certitude. Quant à ma question, elle reste une vraie question... Je ne suis qu'esthéticien et à cet égard, comme le philosophe, je questionne. Ce qui ne m'empêche nullement de regarder, ni même de voir.

Notes

NuméroNote
1Les attributions à Jacob Van Oost, inscrit à la Gilde de Bruges comme « maître » en 1621, semblent les plus fréquentes (V. Schneider, Pautier, Gerson et Ter Kuile, De Sloovere...). D'autres pensent à Ter Brugghen, souvent sans aller jusqu'à l'attribution (Benesch, Pauwels ou Slatkes encore que ce dernier penche en faveur de Van Loon...) Sur toutes ces questions, P.Y. Kairis, directeur à l'IRPA, reste le spécialiste du XVIIe siècle.