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Reporticle : 242 Version : 1 Rédaction : 01/01/2012 Publication : 27/02/2019

Note de la rédaction

Ce reporticle est extrait de la monographie Traits d’union, Pierre Courtois, Éditions Luc Pire, 2012.

Introduction : Souvenir de Pierre

Pierre Courtois, Sans titre, 2012, boîte avec techniques mixtes, 65 x 46 x 5,5 cm
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Pierre Courtois, Sans titre, 2012

Le regard hypnotisé du petit garçon ne perdait pas une miette du festin visuel qui s’offrait à lui. L’atelier de couture de son grand-oncle était devenu le théâtre d’un émerveillement qui le marqua à vie. Il y avait tout d’abord cette interminable table de chêne qui s’offrait à ses yeux tel un vaste espace à conquérir. Parée d’un tissu de laine bleu marine, elle était devenue le support topographique de mille signes cabalistiques. De grands points de surfilage de coton blanc découpaient musicalement le tissu en de multiples saccades. Ainsi, les traits interrompus formaient une mystérieuse signalétique aux rythmes envoûtants. Et puis il y avait aussi les larges ciseaux, le bruit feutré de leur découpe, le son monacal du métal sur la table de bois devenue subitement caisse de résonance. L’enfant n’avait à l’époque que dix ans, nous étions en 1960. Il ne le savait pas encore, mais ce choc esthétique allait influencer tout son futur travail d’artiste. Aujourd’hui encore, Pierre Courtois se rappelle cet évènement avec une troublante acuité mémorielle. Et comme il aime à le souligner, si son art a toujours accordé une telle importance aux fils, aux traits, et aux points, il le doit en grande partie à cette visite de l’atelier de son grand-oncle.

Quel serait donc le fil conducteur de ces quarante années de création plastique ? Qu’est-ce qui relie l’étrangeté des premiers dessins topographiques de l’artiste aux mystères archéologiques de ses boîtes peintures ? Que veulent nous dire les machines utopiques de Pierre Courtois qui rappellent tant les rêves de Léonard de Vinci ? Ces compas, ces équerres, ou arbalètes qui ne cessent de réinventer les territoires du mesurable ? Comment expliquer cette obsession pour les voies du vertical, cette lutte continuelle contre l’oubli des heures, cette fascination pour le trait qui délimite le monde pour mieux nous faire regarder ce que nous ne faisons que voir ? Que dire également de ces installations faussement minimalistes qui font de la ligne d’horizon de chacun la voie royale pour le mieux voir de tous ? Aux dires de l’artiste, il n’existe qu’un seul fil conducteur dans tout son travail : le trait d’union. Or, comme le souligne Umberto Eco, appréhender une œuvre d’art comme un réseau de relations, c’est favoriser la variabilité de ses lectures autant que promouvoir son ouverture au monde. Une chose est sûre, les œuvres de Pierre Courtois nous font voyager loin, et aux confins des géographies de l’imaginaire, tout est possible. On y voit souvent le cartésien devenir lyrique et le sérieux courtiser le loufoque avec une logique insensée. Un certain jour de 1960, une émotion intense vécue dans un atelier de couture a conduit un enfant à mesurer, dans tous les sens du terme, l’importance des choses en général et celui du commensurable en particulier. Une fois devenu artiste, il fut capable de faire du trait d’union le plus beau des fils d’Ariane.

Chapitre 1. 1969-1979 : Les premières années ou les jalons du promeneur

Fig. 1 – Pierre Courtois, Paysage sans titre, 1970, encre sur papier, 22,5 x 35 cm
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Fig. 1 – Pierre Courtois, Paysage sans titre, 1970

Pierre Courtois a toujours été un amoureux fou de la nature. Mais le regard de cet admirateur n’a jamais voulu embrasser que les horizons les plus mesurables du paysage. Dès son plus jeune âge, il est fasciné par les mille façons dont l’homme jalonne les territoires. La nature à l’état sauvage ne l’intéresse pas, ni les émois qu’entraînent les forêts impénétrables ou les espaces vierges. Pierre Courtois est plutôt un arpenteur dans l’âme, or l’arpentage c’est justement l’art de découper le paysage et d’en jauger soigneusement le visible (fig. 01). Les Ardennes belges qui ont vu naître l’artiste ne sont rien de moins qu’un mélange de bois et de champs soigneusement découpés par des piquets de clôture. Ainsi, c’est essentiellement la trace de la main de l’homme dans la nature qui a toujours fasciné l’artiste. Voilà qui explique nombre d’éléments récurrents dans son travail : jalons, cocardes, cibles, drapeaux, bornes, etc. Son travail n’a rien en commun avec l’aventure des terres inexplorées. Pour mieux circonscrire le paysage aux frontières du raisonnable, il ira même jusqu’à le mettre en boîte(s). C’est à un voyage dans le temps auquel nous allons maintenant convier le lecteur. Ainsi, nous allons remonter quelque quarante ans en arrière. Histoire de juger combien les indices biographiques peuvent lever le voile sur les mystères d’un promeneur qui, selon ses dires, « pose les jalons de sa propre mémoire ». Et comme nous allons le voir tout de suite, s’il est bien une antienne que son art fait résonner à nos oreilles, c’est qu’il n’y a pas de plus belle symphonie que celle qui met la nature au diapason du mesurable.

Fig. 2 – Pierre Courtois, Paysage en robe, 1970, marqueurs sur papier de coupe usagé, 29 x 65 cm
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Fig. 2 – Pierre Courtois, Paysage en robe, 1970

Pierre Courtois est né le 5 juin 1950 à La Roche-en-Ardenne, une petite ville située dans la province du Luxembourg belge. Nous venons de souligner à quel point la configuration géographique de son pays natal a conditionné sa façon de voir le monde. En fait, La Roche est autant un espace de méandres qu’un mélange de bois strictement divisés en parcelles. Après la Seconde Guerre mondiale, beaucoup de sapins ont été plantés à des moments divers et les parcelles ont été séparées en différents types de végétations : sapins, hêtres, etc., sans compter les pâtures qui, elles-mêmes, ont été découpées. On imagine bien à quel point le caractère « structurel » d’un tel type de paysage a pu conditionner le regard du jeune garçon. Ceci explique le caractère hautement construit, volontairement parcellaire et particulièrement topographique de ses premiers dessins. Nous avons d’emblée mentionné le choc esthétique que Pierre Courtois a ressenti à dix ans dans l’atelier de couture de son grand-oncle. En fait, cet épisode a été à l’origine d’une expérience de type « synesthésique » qui allait conduire l’artiste durant toute sa carrière à confondre subtilement la lecture d’un paysage avec le vocabulaire de base de l’univers de la couture (fig. 02). Mais un autre épisode lié à sa biographie peut également expliquer cette fascination pour la machine à coudre.

Le père de l’artiste était instituteur, la mère travaillait à la maison et la fratrie était composée en tout de six enfants. Durant toute son enfance, Pierre Courtois a vu sa maman coudre inlassablement toutes les robes de ses sœurs. Il y avait même dans la maison une chambre qui ne servait qu’à cela, toute la famille l’appelait : la « chambre de couture ». Dans cette ambiance, digne d’un conte de fées, on imagine volontiers l’aura mystérieuse qui devait entourer un tel lieu et la forte impression qu’il devait opérer sur l’imaginaire de Pierre Courtois. Désormais les machines à coudre n’eurent plus aucun secret pour lui. Elles furent autant des confidentes que, bien plus tard, des muses inspiratrices. Il faut dire que Pierre Courtois a toujours été plutôt rêveur. Qualité précieuse, certes, mais qui ne facilite guère les rapports harmonieux avec le milieu scolaire. À treize ans, on l’emmène en pension à Marche-en-Famenne chez les franciscains. Mais les études latines ne lui réussissent pas et le prix le plus méritoire qu’il aurait pu décrocher chez les religieux est celui du pire chahuteur. De retour à La Roche, ses parents l’orientent cette fois vers des études modernes et là, le changement est radical. Pierre Courtois n’est pas un littéraire, il a toujours été bien plus intéressé par les mathématiques. Il se sent cartésien dans l’âme et la logique, les chiffres et la géométrie font son bonheur. Ce qui ne l’empêche pas de garder au fond de lui une douce ironie qui viendra souvent contrebalancer le faux sérieux de ses œuvres. C’est à seize ans qu’il s’inscrit à l’Institut Saint-Luc à Bruxelles. Il termine là brillamment les trois dernières années du secondaire et excelle particulièrement en dessin.

Fig. 3 – Pierre Courtois, Dessins sans titres, 1970, marqueurs sur papier, 22,5 x 34 cm
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Fig. 3 – Pierre Courtois, Dessins sans titres, 1970

En 1969, il entre dans l’atelier de peinture dirigé par Camille De Taeye, toujours à Saint-Luc. Nous sommes au lendemain de mai 68, et un vent de liberté souffle sur les écoles d’art. Pierre Courtois n’aime pas la peinture de chevalet, à vrai dire il n’apprécie guère la technique de la peinture à l’huile. Et il n’était pas le seul ! Nombre d’étudiants voulaient explorer d’autres voies plus audacieuses ou novatrices. Camille De Taeye, de son côté, cultivait un esprit généreux et ouvert, un bon professeur doit quelquefois laisser faire pour mieux faire dire. Ainsi, durant toutes ses années en peinture, Pierre Courtois n’a pas peint une seule toile ! Il préfère de loin travailler sur une table à dessin en compagnie d’amis fidèles : lattes, compas, équerres, etc. (fig. 03) Le support de toile lui paraît trop rugueux, ou trop mou, quant aux pinceaux il peut à peine les tenir ! Il lui faut des instruments précis comme des crayons aux mines affûtées, des marqueurs fins ou des Rotring aux traits calibrés. La position commode du dessinateur assis à son bureau lui convient bien mieux que la station debout devant le chevalet. Il avouera plus tard que ce refus du chevalet fut son premier pied de nez à ce qui est l’outil traditionnel d’un atelier de peinture. Il suivra également avec beaucoup d’attention les cours de Pierre Carlier Carré. Ce professeur, publicitaire de formation, et radicalement moderne dans sa façon d’envisager l’art, ouvrira les yeux de ses étudiants sur l’évidence des richesses polysémiques de l’image. C’est d’ailleurs à son contact que Pierre Courtois intitulera certaines de ses œuvres Relation, un terme qui sera ensuite repris par Jacques Lennep pour désigner le principal concept de recherche du Cercle d’Art Prospectif (en abrégé le CAP).

Les premiers croquis de paysages de La Roche remontent à 1969. Ce sont des encres sur papier qui naviguent aux limites de l’abstraction (fig. 04). Même si l’exercice relève plus de l’esquisse préparatoire que de l’œuvre aboutie, il a déjà pour ambition de susciter le regard descriptif au détriment de la vision distraite. Le support utilisé, à savoir un papier particulièrement absorbant, est l’heureux responsable de petites taches, de lignes chargées d’encre ou de l’exagération des ponctuations. Ainsi le « ballet graphique » de Pierre Courtois nous dévoile un nombre incroyable de micro-organismes qui posent déjà les jalons des prochaines explorations topographiques.

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    Fig. 5 – Pierre Courtois, Dessin sans titre, 1969, encre sur papier, 13 x 19 cm
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    Fig. 5 – Pierre Courtois, Dessin sans titre, 1969

    C’est ainsi que dès l’année suivante, de mystérieuses boîtes, ou cages de verre, apparaissent dans ses paysages. Elles enchâssent de petits personnages, des animaux voire plus régulièrement des menhirs (fig. 5, 5’ et 6). La boîte est pour Pierre Courtois le réceptacle multiforme de tous les résidus mémoriels. Mais elle est aussi une réflexion conceptuelle sur l’espace et la possibilité d’une troisième dimension, totalement indépendante, au sein d’un champ graphique qui n’en compte fondamentalement que deux. Réflexion qui aboutira plus tard à faire réellement sortir les objets de la surface plate pour donner naissance à d’authentiques « boîtes peintures ». Quant à la présence de menhirs, il est absolument inutile d’y voir un quelconque intérêt pour les cultes druidiques ou une mystique ancienne. Le menhir est avant tout une pierre dressée, il est donc un jalon, voire une borne qui délimite l’espace. Mais en tant que pierre verticale, il est aussi une évocation précoce de cette éthique de « l’ascensionnel » à laquelle Pierre Courtois adhèrera tout au long de sa carrière. Un rocher est forcément un bloc compact de mémoire fossilisée. Or les résidus mémoriels n’auront jamais de cesse d’habiter tous les recoins de ses dessins, boîtes ou installations. N’oublions pas que le menhir (au même titre que le dessin topographique) est également un renvoi à l’univers archéologique. Un monde scientifique auquel Pierre Courtois fera souvent référence avec une très sérieuse loufoquerie.

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      Dès 1970, il explore les voies poétiques du réemploi avec des dessins réalisés sur des patrons de couture usagés. Ici, les multiples détournements fonctionnent essentiellement par effet de superposition. Les pointillés qui délimitent le tracé de la robe ou du veston deviennent subitement le support de nombreuses interprétations (fig. 6). Tantôt ils sont les délimitations imaginaires de clôtures découpant la campagne, tantôt ils évoquent des schémas pseudo-scientifiques composés d’étranges couches géologiques. Ces dessins au marqueur font penser à des séquences sédimentaires en position horizontale. Ainsi l’artiste « archéologue » s’ingénie à fouiller les couches stratigraphiques des mémoires. La sienne surtout, vu que l’écriture de sa propre maman apparaît sur les patrons ! Quant aux couleurs « arc-en-ciel », elles sont particulièrement vives et du même coup induisent une mystérieuse profondeur de champ. Ces dessins font fortement penser aux blocs-diagrammes des anciens manuels de géographie. Pierre Courtois a toujours adoré les vieux atlas, il réalisera beaucoup d’œuvres directement sur des cartes géographiques. Pour réaliser les dessins au marqueur, il part tout d’abord du motif initial du patron pour ensuite réinventer un paysage en résonance avec ceux de son enfance. Ainsi, lorsqu’ils sont sinueux, ils évoquent les méandres de la rivière de l’Ourthe ; lorsque les collines sont fortement découpées, ils font plutôt référence aux carrières de grès de La Roche-en-Ardenne.

      Fig. 7 – Pierre Courtois, Sans titre, 1971, crayon, marqueurs et autocollants sur papier, 43 x 63 cm
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      Fig. 7 – Pierre Courtois, Sans titre, 1971

      Les cours d’histoire de l’art n’ont pas laissé à Pierre Courtois un souvenir impérissable! D’une manière générale, il se méfie des tendances dans l’art. Toutefois, de tous les mouvements artistiques des années 1970, le Land art était peut-être celui avec lequel il se sentait le plus en phase. Probablement dans la mesure où la nature devenait ici le terrain d’investigations aussi poétiques que conceptuelles. Bientôt apparaîtront, dans ses dessins, des éléments particulièrement récurrents comme le parachute (fig. 07). Ce motif qui permet toutes les explorations volumétriques dans l’espace l’intéressera à plusieurs reprises. Un de ses professeurs, Jean Guireau, lui avait dit un jour : « Courtois, toi quand tu dessines des rochers, tes rochers, ils volent. » Et c’est vrai qu’il y a quelque chose d’aérien chez Pierre Courtois. On pourrait presque dire que le suprême paradoxe de son art est d’être au plus près de la terre pour mieux évoquer la magie du ciel. Reconnaissant la qualité de son travail, Camille De Taeye lui suggère alors de concourir au Prix de la Jeune Peinture belge. Nous sommes en 1972. Il tente l’aventure sans trop y croire, et remporte le prix alors qu’il n’est encore qu’un étudiant de 22 ans !

      Pierre Courtois faisait déjà partie du groupe CAP à ce moment. Peu de temps auparavant, Jacques Lennep, le théoricien du mouvement, était venu à l’atelier de peinture de Saint-Luc pour former une équipe motivée par de nouvelles recherches en art. Les artistes du CAP s’inspiraient des théories structuralistes exprimées par Roland Barthes et appliquées par Umberto Eco dans son concept d’ «œuvre ouverte». En février 1973, Lennep propose aux divers membres du groupe d’axer leurs recherches sur le concept de « relation ». Il faut souligner que ce terme avait déjà été utilisé plusieurs fois par Pierre Courtois pour désigner certaines de ses œuvres. Deux dessins sur les cinq qu’il avait présentés au Prix de la Jeune Peinture belge portaient comme titre Relation. Pour Lennep, toute œuvre d’art est » relationnelle » parce qu’elle est un signe du réel et que le réel n’existe qu’en fonction de ses relations. Un adage que Pierre Courtois prendra, de façon consciente ou non, au pied de la lettre. C’est ainsi que, tout auréolé du prix qu’il vient de décrocher, il se verra invité par Manette Repriels, à exposer à la galerie Vega de Liège. Il n’hésitera pas à inviter ses amis du CAP à exposer avec lui dans la galerie liégeoise.

      Fig. 8 – Pierre Courtois, La bataille des Ardennes, 1972, montage – aluminium peint, capsules et carte, 71 x 53 cm
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      Fig. 8 – Pierre Courtois, La bataille des Ardennes, 1972

      Mais qu’en est-il exactement de la fonction « relationnelle » dans les œuvres de Pierre Courtois ? Tout d’abord il faut souligner qu’elle fonctionne par effets d’associations multiples : couleurs, formes, idées. Prenons quelques exemples. La bataille des Ardennes (1972) (fig. 08) est un montage complexe qui met plein de choses en relation. Ainsi cette pseudo-maquette de paysage vue d’avion. En fait, il est question d’une feuille d’aluminium que l’artiste a recouverte d’un vert fluorescent avec un pistolet. L’illusion est totale, car on peut très bien imaginer une carte géographique en relief. Sous l’aluminium, à droite, on voit une autre petite carte avec des stratifications de terrains. On décèle des courbes de niveau, avec des numérotations et des petites aiguilles rouges qui entrent directement en relation « topographique » avec le croquis à côté. Au-dessus de la petite carte, il y a des gélules rouges qui entrent cette fois en relation « chromatique » avec les aiguilles qui indiquent des lieux hypothétiques. Il ne faut jamais sous-estimer la loufoquerie de Pierre Courtois tapie sous le vernis du sérieux. Mêler des gélules, et donc le concept pharmaceutique, au sein d’un univers topographique qui rappelle un conflit militaire est assez ironique! Les gélules seraient-elles le meilleur remède aux bombardements stratégiques ?

      Fig. 9 – Pierre Courtois, Course après le temps, 1972, technique mixte, 73,5 x 57 cm
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      Fig. 9 – Pierre Courtois, Course après le temps, 1972
      Fig. 10 – Pierre Courtois, Trois chats sauvages, 1973, montage – dessin photos et objets, 60 x 84 cm
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      Fig. 10 – Pierre Courtois, Trois chats sauvages, 1973

      Durant cette période, Pierre Courtois a réalisé toute une série de dessins-collages avec des agendas. Course après le temps (1972) (fig. 09) est une œuvre à l’intitulé on ne peut plus évocateur. L’artiste a toujours été fasciné par l’idée du temps qui s’écoule. Une fascination qui confine presque à l’angoisse ! D’une certaine façon, tout son travail lutte contre l’oubli des jours ou les heures qui filent. L’agenda est, à ce titre, le témoin privilégié d’une lutte impossible. Il est le témoignage en « chiffres barrés » de notre passage sur terre et de l’utilité souvent dérisoire de nos actions. Mais il est aussi et surtout un plan. Pierre Courtois aime à rappeler qu’il est le plan de la journée, et donc on découpe le temps comme on découpe un espace ! La division des journées ou des mois d’une façon graphique, c’est exactement comme circonscrire le paysage avec des piquets de clôture. Le caractère stratigraphique, si important pour Pierre Courtois, a un rapport évident à la mémoire et donc au temps qui file. C’est pour cette raison que, dans les années 1980, il réalisera des boîtes peintures où il placera des objets « morts », à savoir les « mémoires de ses promenades » : crânes d’oiseaux, œufs, nids, etc. L’œuvre intitulée Trois chats sauvages (1973) (fig. 10), mélange les techniques de l’assemblage, du dessin et de la photographie. On voit distinctement en haut à droite le dessin d’une tête de chat. Juste en dessous, une carte d’état-major voisine avec trois photos d’espaces boisés. De façon symétrique, en haut à gauche, trois gélules rouges sous emballage surplombent une dizaine de balles. Dessous, un dessin de crosse de fusil présente une configuration très semblable à celle de la carte d’état-major. L’œuvre est intéressante parce qu’elle annonce des thèmes qui prendront bientôt une importance capitale dans le travail de Pierre Courtois. Le fusil et les balles évoquent une ambiance militaire, tandis que la tête du chat fonctionne ici comme « cible ». Les gélules rouges sont un renvoi ironique à d’éventuelles poches de sang.

      Fig. 11 – Pierre Courtois, Là reposaient les vaches, 1974, 70 x 100 cm
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      Fig. 11 – Pierre Courtois, Là reposaient les vaches

      À partir de 1974, les éléments militaires font une entrée « fracassante », et non sans raison ! Pierre Courtois est un antimilitariste convaincu. En fait, deux raisons ont poussé l’artiste à user de la référence martiale. La première relève d’une critique sociale, la seconde est purement plastique. À l’époque, l’artiste habitait Marche-en-Famenne. Trois fermes, perdues dans les champs, ont été expropriées par l’armée pour y construire des camps militaires. Pierre Courtois a réalisé des dessins très critiques quant à cette expropriation sommaire. On y voit des tanks qui visent des vaches « qui rient » sur fond de carte géographique indiquant les expropriations (fig. 11). Mais, à côté de l’acte politiquement engagé, il y a aussi le fait que le monde militaire présente un répertoire iconographique aux multiples potentialités. Pierre Courtois utilisera à l’envi des images mettant en scène des avions, des cibles, des cocardes, des drapeaux, des fusils, etc. C’est ainsi qu’après la série des agendas vient la série des avions militaires. Ainsi les œuvres Procédé de navigation (1974) (fig. 12) ou Souvenir de deux Douglas (1975) (fig. 13). Le tir a toujours fasciné l’artiste, voir le paysage à travers une lunette de visée, c’est le voir géométriquement cerclé de noir et divisé symétriquement par une croix. Quant à la trajectoire de la balle, elle est aussi fascinante pour l’artiste que la trajectoire d’une boule de billard.

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        Fig. 14 – Pierre Courtois, La mise en boîte, dessin technique mixte, 65 x 47 cm
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        Fig. 14 – Pierre Courtois, La mise en boîte

        Une œuvre comme La mise en boîte (1975) (fig. 14) cultive le farfelu à plusieurs niveaux. Elle montre un cosmonaute au vêtement rempli de poches dont une, curieusement, en blue-jeans. Ainsi notre voyageur de l’espace se voit directement en connexion avec l’énorme poche en style Denim qui le surplombe. Avec Pierre Courtois, les plaisanteries visuelles se multiplient à l’envi. Par exemple, les mannequins empilés dans une cage à droite évoquent visiblement la « mise en boîte » du titre. En bas, une photo du sol lunaire présente des petits traits en croix (habituels de ce type de photos) qui font penser aux coutures de l’énorme poche en jeans. À gauche, un dessin franchement ambigu évoque tout autant une autoroute qu’une pièce de tissu voire un panneau signalétique. Ce dessin-collage porte un titre particulièrement prophétique. La « mise en boîte » deviendra bientôt l’activité la plus monomaniaque et productrice de Pierre Courtois. Par ailleurs, les textes qui parsèment ses dessins ne sont importants que d’un point de vue graphique. Accorder trop d’importance à leur « sens », c’est tomber assurément dans le piège de la mise en boîte ! À partir de 1975, diverses plantes vont commencer à entrer en germination dans plusieurs compositions. C’est ainsi que radis et cactus vont renforcer les qualités incongrues et ironiques des dessins. L’univers végétal nous ouvre la voie vers de nouvelles possibilités « relationnelles ». Les radis lévitent au-dessus des terrils, les cactus flirtent avec les distributeurs d’aiguilles et les salades sont les dépositaires d’une nouvelle éthique du regard. Quant aux champignons, comme nous allons le voir, c’est une autre histoire.

        Fig. 15 – Pierre Courtois, Examen positif, 1976, crayon, peinture à l’huile et verre, 43 x 33 cm
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        Fig. 15 – Pierre Courtois, Examen positif, 1976

        Dès 1976, Pierre Courtois peint des petits paysages à l’huile qu’il insère ensuite dans ses dessins-collages. Façon ironique pour lui de connaître une lune de miel tardive (mais particulièrement détournée!) avec la peinture. C’est aussi l’année qui voit l’arrivée « explosive » du champignon atomique dans son œuvre. Dans Examen positif (1976) (fig. 15), une explosion atomique est vue à travers une mire. Un peu comme si le spectateur lui-même avait décidé de tirer et était à l’origine de la déflagration mondiale. Au milieu du dessin-collage, on peut voir de vrais moucherons coincés entre des plaquettes de verre. L’œuvre évoque avec ironie les anciennes Vanités et leurs débats sur l’inanité des ambitions humaines. Autrement dit, l’homme n’est qu’une mouche pour l’homme ou, plus radical encore : Après nous les mouches ! Tout en bas, une petite peinture à l’huile montre un panneau signalétique nous mettant en garde contre un éventuel danger. L’écriteau circulaire ne prend de sens que par les connexions relationnelles avec la mort des insectes et la circularité funeste de la mire. Pierre Courtois a même réalisé un ensemble de collages où les champignons atomiques se confondent avec ceux (nettement plus pacifiques) des jardins. Par exemple, avec Les thallophyles (1977) (fig. 16), les amanites des bois entrent en cousinage « formel » avec trois photos d’explosions nucléaires. Comme Pierre Courtois avait un cousin qui travaillait à la météo militaire, il n’hésitera pas à récupérer des cartes pour les utiliser dans son travail. Ces plans météorologiques deviendront de mystérieuses cartes du ciel parsemées de parachutes multicolores ou de jalons rouge et blanc.

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          Fig. 17 – Pierre Courtois, Articulation, 1978, crayon, aquarelle et tissu, 58 x 74 cm
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          Fig. 17 – Pierre Courtois, Articulation, 1978

          Les représentations de personnages humains arrivent dans les dessins-collages de l’artiste en 1978. Auparavant, on peut les compter sur les doigts d’une main, et encore ! Il n’existe en réalité qu’un seul dessin montrant un nu féminin dans un style pop et un autre mettant en scène un minuscule cavalier, et puis c’est tout. On mesure donc l’importance d’une œuvre comme Articulation (1978) (fig. 17) dont l’acteur principal est une femme habillée avec une veste saharienne. À l’époque, Pierre Courtois était très interpellé par ce type de mode vestimentaire qui signifiait plus de liberté et d’autonomie pour la femme. Ce qui paraît important ici, c’est le rapport conceptuel entre le tissu, le vêtement et l’articulation du corps humain. Le vêtement devient peau, cuirasse ou horizon topographique. C’est également en 1978 (fig. 18 et 19) qu’apparaît pour la première fois le concept de la boîte, et là l’évènement est vraiment capital ! Les boîtes que Pierre Courtois réalise à la fin des années 1970 sont encore peu profondes, mais elles permettent tout de même l’intégration de petits objets : crayons, cailloux, épis de blé, bouts de brique, photographies, images religieuses, mini-structures en bois, etc. Avant d’entrer plus en détail au chapitre suivant sur cette pratique, laissons la parole à l’artiste. Il est le mieux placé pour nous conter les mystères de Pandore : « La boîte rencontre les images du coffre, de l’armoire, du tiroir… J’aime qu’elle enferme des souvenirs oubliés, qu’elle provoque la rêverie. »

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            Chapitre 2. 1980-1990 : Les colloques de Mnémosyne

            Fig. 20 – Pierre Courtois, L’arbre et le nid, 1982, boîte techniques mixtes, 50 x 33 x 18 cm
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            Fig. 20 – Pierre Courtois, L’arbre et le nid, 1982

            Tout au long des années 1980, Pierre Courtois va perfectionner le concept de la « boîte coffret ». Fin 1970, les boîtes ont relativement peu d’épaisseur. Ainsi les résidus mémoriels qui s’y accrochent sont encore de petite taille. L’artiste ressent ensuite le besoin d’explorer plus avant la troisième dimension. Les matériaux, conservés jusqu’alors dans des réceptacles oblongs et étroits, le seront bientôt dans de véritables » vitrines archéologiques » (fig. 20 et 21). À partir de 1984, ils intégreront des structures cubiques de 60 centimètres de profondeur ! (fig. 22) Ces boîtes cubiques seront plus abstraites, moins narratives, et nettement plus hautes que les précédentes. Elles présenteront également une spécificité troublante. Le spectateur sera conduit, s’il le désire, à deviner les objets qui y sont conservés par des ouvertures ménagées dans les parois. Après tout, voir au-delà de l’apparence, c’est regarder mieux en substance !

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              Pierre Courtois conjugue habilement tous les mystères de la boîte. Ce défricheur des mémoires sait en reconnaître la valeur éthique. Réceptacle d’objets oubliés, elle garde les heures, fossilise les traces et nimbe les souvenirs. Comme le souligne l’artiste, elle est semblable au coffre, à l’armoire ou au tiroir. Reliquaire des instants, elle est autant la vitrine de nos vécus que le témoignage de la brièveté de nos existences. Le rapport aux cabinets de curiosités s’impose naturellement. La boîte est avant tout la chambre secrète du subconscient. Début 1980 (fig. 23 et 23’), ses histoires intimes sont faites de nids et d’ossements, de feuilles ou de rapaces. Plus loin dans la décennie, le verre, le métal et le tissu s’ingénieront, seuls, à déchiffrer les énigmes de Pandore (fig. 24).

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                Fig. 25 – Pierre Courtois, Le noeud double, 1980, montage en 4 parties, dessin au crayon de mannequin, 60 x 43 cm
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                Fig. 25 – Pierre Courtois, Le noeud double, 1980
                Fig. 26 – Pierre Courtois, Ensembles, reconstitution de l’atelier salon et entrée, 1980, Palais des beaux–arts, Bruxelles
                Photo Philippe De GobertFermer
                Fig. 26 – Pierre Courtois, Ensembles, reconstitution de l’atelier salon et entrée, 1980, Palais des beaux–arts, Bruxelles

                Le nœud double (1980) est un ensemble formé de quatre boîtes (fig. 25). Dans la plus grande, un dessin au crayon montre un mannequin monté sur un pied soigneusement mouluré. Une attention monomaniaque est portée sur les mailles de son tricot. La boîte juste à côté exhibe une pièce d’étoffe semblable à un filet. Toile d’Arachné ou tapisserie de Pénélope ? Pierre Courtois aime à confondre les « fils » conducteurs pour mieux nous fourvoyer. Chez lui, le fil d’Ariane est souvent prisonnier de la boîte de Pandore ! La boîte du dessous est la plus étrange. On voit un mystérieux fil autour duquel s’animent des écritures. Façon de nous dire que le fil de la couture est aussi celui de nos pensées ! L’artiste ne craint pas ce qui tourne, il n’hésite jamais à convoquer les vertiges elliptiques. Ainsi, l’étrange réceptacle contient une coquille d’escargot de même que les plans détaillés d’un escalier en colimaçon. En juin 1980, Pierre Courtois installe une gigantesque boîte au centre même du Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. L’installation, qui de l’extérieur avait tout d’une caisse de transport (fig. 26), faisait trois mètres de haut et six mètres de large. Avec ses six mètres de profondeur, elle présentait la particularité d’être totalement pénétrable. Cet imposant pied de nez aux cimaises du vénérable Palais n’était rien de moins que la reproduction à l’identique de son atelier de travail ! Les gens qui entraient à l’intérieur se retrouvaient chez l’artiste, on pouvait voir sa table de dessin, ses fauteuils, ses armoires ou ses plantes d’intérieur (fig. 27 et 27’). Les visiteurs pouvaient également fouiller dans sa correspondance personnelle, s’asseoir sur un petit banc d’école ou admirer des colombes dans une volière. Au plafond pendaient des écheveaux de laine, et un métier à tisser trônait également dans la pièce. Cette installation nommée Ensembles (1980) est la preuve que la boîte est surtout un voyage au cœur de l’intime. Ici, ce sont les souvenirs et le vécu de l’artiste qui devenaient les parois de la boîte.

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                  Fig. 28 – Pierre Courtois, Buzenol (détail), 1981, ensemble de techniques mixtes, 120 x 230 x 24 cm
                  Photo Philippe De GobertFermer
                  Fig. 28 – Pierre Courtois, Buzenol (détail), 1981

                  Buzenol (1981) (fig. 28) est une œuvre capitale dans la mesure où elle est la synthèse particulièrement complexe de quatre années de recherches. Elle récapitule dans un seul ensemble la plupart des éléments vus précédemment : boîtes, arbres, champignons atomiques, amanites, oiseaux, escaliers, jalons, vêtements, etc. Au centre trône un chêne, autrement dit, l’arbre ardennais par excellence. Tel l’axe cosmique des mythologies anciennes, il devient ici le point focal autour duquel rayonne un univers aux multiples connexions. Au-dessus de l’arbre, il y a une boîte avec, à l’intérieur, un paysage à l’huile. Un fil à plomb souligne l’axe central et « architectural » du chêne. L’axe vertical est le thème fondateur de l’œuvre. Le fil à plomb symbolise la verticalité, même chose pour l’arbre. Quant à l’escalier, il est une référence symbolique forte quant à la jonction entre le bas et le haut. L’œuvre présente une extrême dichotomie conceptuelle. En effet, presque tous les éléments autour de l’arbre évoquent soit la terre soit le ciel. Tantôt on trouve des nids de troglodytes (ciel), tantôt ce sont des nids de souris (terre). Tantôt on voit des dessins de parachutiste (ciel), tantôt ce sont des photos de cavités semblables à des tunnels (terre), etc. Un petit dessin d’une extrême minutie, situé en haut à droite, montre une machine volante qui rappelle les rêves d’un certain Léonard de Vinci. Le thème du rapace, qui apparaît plusieurs fois dans Buzenol, occupera une place prépondérante dans les boîtes « natures » qui suivront bientôt.

                  Fig. 29 – Pierre Courtois, La buse piégée sur un piquet, 1982, 55 x 33 x 18 cm
                  Photo Philippe De GobertFermer
                  Fig. 29 – Pierre Courtois, La buse piégée sur un piquet, 1982, 55 x 33 x 18 cm

                  À partir de 1982, Pierre Courtois développe essentiellement des boîtes axées sur le monde de la nature. On y sent une importance toute particulière accordée au monde végétal ainsi qu’à celui des oiseaux de proie. La caractéristique principale de ces boîtes est leur extrême compartimentage. Des ouvertures sont quelquefois pratiquées dans leurs parois pour voir les divers sujets traités sous un autre angle de vue. Ce qui multiplie bien entendu la complexité optique de ces œuvres. La buse piégée sur un piquet (1982) (fig. 29) a pour thème central le rapace. Pour l’artiste, l’oiseau de proie évoque à plus d’un titre le concept de verticalité. Ces animaux chassent autant qu’ils repèrent à la verticale. De plus, ils se placent au sommet de la chaîne alimentaire. On peut voir, au centre de la boîte, des ossements d’oiseaux qui surplombent deux œufs de buse. De part et d’autre de la « dépouille », une peinture à l’huile qui montre un jalon rouge et blanc ainsi qu’un dessin de rapace. Le caractère muséal de ces œuvres, réalisées à partir de caisses à vin, est évident. Toutes les boîtes « natures », réalisées en 1982, font beaucoup penser aux vitrines archéologiques des musées des sciences naturelles. Philosophiquement, elles sont autant une réflexion sur la vie et la mort qu’une méditation subtile sur le temps qui passe.

                  Fig. 30 – Pierre Courtois, Lecture verticale, Face A, Face B, 1982, 2 x 60 x 60 x 50 cm
                  Photo Pierre CourtoisFermer
                  Fig. 30 – Pierre Courtois, Lecture verticale, Face A, Face B, 1982

                  Dans Lecture verticale (1982) (fig. 30), un crâne d’oiseau domine les différents compartiments de la boîte. Il y a incontestablement quelque chose de « sacré » qui se dégage de cette œuvre. En effet, un voile a été placé au-dessus du crâne. Un fil à plomb, situé au centre de la boîte, jalonne verticalement tout l’ensemble. Il part du voile situé en haut, traverse une petite carte géographique pour aboutir finalement au sommet d’une mini-pyramide située en dessous. Cette pyramide renforce l’impression ésotérique de l’ensemble. À gauche, on trouve à nouveau le leitmotiv des œufs de rapace. À droite, la photo d’un parachutiste évoque l’univers aérien tandis que le nid de mulot (qui est la nourriture du rapace !) fait référence au monde souterrain. Nous venons de souligner que le fil à plomb passe au travers d’une carte géographique. En fait, l’endroit où le fil traverse le plan est le village de Sorinne-la-Longue, dans la province de Namur. La carte avait été choisie (et percée) totalement au hasard. Pierre Courtois n’avait jamais porté la moindre attention à ce détail. Caprice du hasard ou voie de la destinée, c’est précisément à cet endroit qu’il décidera d’acheter une ancienne ferme deux ans plus tard !

                  Fig. 31 – Pierre Courtois, Le 6 est au centre, 1984, 30 x 30 x 8 cm
                  Photo Pierre CourtoisFermer
                  Fig. 31 – Pierre Courtois, Le 6 est au centre, 1984

                  En 1984, les boîtes vont connaître un changement particulièrement radical. Terminé la référence trop directe à la nature, fini les rapaces, envolé les œufs ou les nids. Les œuvres sont beaucoup moins narratives et éliminent définitivement l’anecdote. Elles choisiront d’aller directement à l’essentiel des choses, à savoir les problèmes de structure. En gros, elles vont devenir beaucoup plus abstraites et donc plus « architecturales ». Un bel exemple d’œuvre transitoire est Le 6 est au centre (1984) (fig. 31). Bien sûr, on trouve encore quelques thèmes récurrents : flèche, plume, bec d’oiseau, nichoir, etc. Mais le traitement est désormais radicalement neuf. Cette fois, le but n’est plus de faire dire mais de laisser deviner. Au centre de la boîte, une structure cubique de couleur verte fait office de « nichoir ». Quel secret pourrait bien contenir ce mystérieux écrin ? Le voilà flanqué d’une entrée ronde dotée d’une cible de carabine à plomb. Cet étrange objet, qui est recouvert d’un voile de chapeau de dame, est traversé verticalement par une flèche. Le fond de la boîte laisse deviner une série de chiffres allant de 1 à 6. Si les objets ont beau se rencontrer, ils ont visiblement arrêté de se raconter des histoires trop allusives. C’est la cohérence structurelle qui compte avant tout. Toutefois, nous sommes bien forcés de reconnaître que c’est la poésie qui demeure en fin de compte le vrai ciment de ces nouvelles « architectures ». La série de chiffres trahit la fascination que Pierre Courtois a toujours nourrie pour les nombres. La perturbation du concept de « suite logique » est donc le passage obligé pour l’artiste qui veut visiblement passer à plus d’abstraction.

                  Fig. 32 – Pierre Courtois, Les 4 coins cardinaux, Face A et Face B, 2 x 60 x 60 x 60
                  Photo Pierre CourtoisFermer
                  Fig. 32 – Pierre Courtois, Les 4 coins cardinaux, Face A et Face B
                  Fig. 33 – Pierre Courtois, Ecartellement, 1985, 30 x 45 x 11 cm
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                  Fig. 33 – Pierre Courtois, Ecartellement, 1985, 30 x 45 x 11 cm

                  L’œuvre nommée à juste titre Les quatre coins cardinaux (1984) (fig. 32) évoque nombre de réflexions quant à la notion d’espace ou au concept de limite. Les premières boîtes de Pierre Courtois étaient strictement frontales. À partir de 1984, on peut quelquefois les voir de tous les côtés ! Désormais, elles seront plus simples au niveau « scénographique » mais plus complexes au niveau « structurel ». Certaines, dotées de miroirs, permettront même de décliner tous les vertiges des expériences spéculaires. Les quatre coins cardinaux est une boîte à l’élan franchement vertical. Théâtre énigmatique ou sphinx sans énigme ? Impossible à dire. Mais une chose est sûre, cette étrange fenêtre s’ouvre à tous vents pour cultiver le regard sensible. Ici une brosse se mue en champ de blé tandis qu’un simple voile devient le rideau de l’indicible. Ainsi la boîte devient le théâtre de tous les mystères. Amateur des cabinets de curiosités de la Renaissance, Pierre Courtois renoue ici avec les charmes étranges des boîtes catoptriques du XVIIIe siècle. Pour celui qui a fait de la voie verticale son chemin privilégié, Écartèlement (1985) (fig. 33) semble une œuvre d’exception. L’incongruité de la position horizontale de cette boîte s’explique par la volonté d’évoquer essentiellement le concept de tension. Ici, on voit une pièce en faïence blanche suspendue par deux cordes maintenues effectivement en très forte tension. L’idée première de l’artiste exigeait une exploration des « géographies horizontales ». Le fait n’est pas exclusif, mais relativement rare dans la production de Pierre Courtois. S’il y a un motif « archétypique » que l’artiste utilisera à l’envi pour décliner toutes les implications du concept de tension, c’est bien celui de l’arbalète. Figure à la puissance visuelle quasi héraldique, elle convoque autant les fascinations du médiéval que les questions nettement plus plastiques de la ligne, du trait, ou de la cible.

                  Fig. 34 – Pierre Courtois, Commedia della natura, 1985, installation, Musée royal des sciences naturelles, Bruxelles
                  Photo Pierre CourtoisFermer
                  Fig. 34 – Pierre Courtois, Commedia della natura, 1985

                  En 1986, Pierre Courtois expose l’installation Commedia della natura (1985) (fig. 34) au Musée royal des sciences naturelles de Bruxelles. Présentée un an plus tôt à l’Atelier 340 de Jette, l’œuvre convoquait déjà tous les émerveillements d’une forêt de l’imaginaire. En arrière-plan, de grands voiles de tissus délavés à la Javel noient nos regards dans un océan de végétation émeraude. Et voici que de cette improbable forêt surgissent soudainement des bouleaux morts, aussi hiératiques que des menhirs mais plus légers que l’air. Suspendus en apesanteur, défiant la gravitation autant que la raison, ils offrent à nos contemplations réflexives quelques surprises. Des boîtes de verre suspendues entre les troncs laissent deviner des nids de pics dans lesquels se lovent des œufs d’autres espèces (fig. 35). Cette comédie de la nature n’est rien de moins qu’une réflexion sur l’inéluctable finitude et remplacement des choses. La forêt, l’arbre et le nid ne sont rien de moins que les lieux communs du memento mori.

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                    Fig. 36 – Pierre Courtois, Le grand Vol, 1989
                    Photo Pierre CourtoisFermer
                    Fig. 36 – Pierre Courtois, Le grand Vol, 1989

                    Dans un registre similaire, où le sublime et l’étrange se partagent conjointement les sources de notre fascination, il y a la sculpture aérienne titrée Le grand vol (1989) (fig. 36) (l’œuvre a été réalisée à l’aide de bâches militaires tendues à l’extrême). Ce matériau atypique a plu à l’artiste en raison des connexions qu’il établit naturellement avec le tissu, le corset, la trace ou la surface. Cette étrange chauve-souris suspendue dans les airs peut aussi évoquer le vol du rapace. Le caractère aérien est fondamental pour Pierre Courtois. Même au ras du sol, son art continuerait de nous indiquer la direction des étoiles ! L’aspect extérieur de la sculpture rappelle également les traités de la Renaissance où la mécanique et la biologie s’alliaient pour donner naissance aux plus folles utopies. C’est probablement pour cette raison que Le grand vol ressemble autant à la célèbre machine volante de Léonard de Vinci. Pour l’artiste, cette sculpture symboliserait le contenu « libéré » de ses boîtes. Ainsi, elle serait la synthèse de tous les systèmes de correspondances de ses précédents écrins. Affranchie de toute limite, libérée de tout cadre, la sculpture s’élance dans les airs comme un trait d’union entre terre et ciel.

                    Fig. 37 – Pierre Courtois, La grande arbalète, Traces et Tracés (détail), 1989, 200 x 630 x 300 cm, Sorinne–le–lge
                    Photo Philippe De GobertFermer
                    Fig. 37 – Pierre Courtois, La grande arbalète, Traces et Tracés (détail), 1989, 200 x 630 x 300 cm, Sorinne–le–lge
                    Fig. 37' – Pierre Courtois, La grande arbalète, Traces et Tracés (détail), 1989, 200 x 630 x 300 cm, Sorinne–le–lge
                    Photo Philippe De GobertFermer
                    Fig. 37' – Pierre Courtois, La grande arbalète, Traces et Tracés (détail), 1989, 200 x 630 x 300 cm, Sorinne–le–lge

                    Dans la seconde moitié des années 1980, la ferme de Sorinne-la-Longue va commencer à prendre de plus en plus d’importance dans le travail de l’artiste. À tel point qu’elle deviendra bientôt totalement indissociable de sa création plastique. C’est exactement comme si l’âme de la maison avait poussé l’homme à mieux goûter aux mystères de ses pierres. Comme si elle l’avait conduit à sentir plus intimement les frémissements de ses murs ou les secrets de ses jardins. Désormais les boîtes de Pierre Courtois seront de plus en plus « totémiques ». Après 1986, elles n’auront plus de titres et accueilleront énormément d’objets trouvés dans sa maison ou ses alentours directs. L’artiste vouera à l’esprit du lieu une véritable religion. C’est dans la ferme de Sorinne qu’il présentera cette gigantesque arme de jet, La grande arbalète (1989) (fig. 37, 37’ et 37’’). Faite d’acier de bois et de verre, cette arbalète est dotée d’un système de tir dirigée sur elle-même ! Ainsi l’héraldique médiévale, la magie des lumières et les dispositifs mécaniques entament pacifiquement le plus beau des sièges : celui de l’impossible. La mémoire du lieu ne quittera plus l’art de Pierre Courtois. Il suffit de méditer le titre de son installation, Archéologie d’un lieu (1989) (fig. 38 et 38’), pour s’en rendre compte. L’artiste a récupéré une vieille borne du XIXe siècle (trouvée dans la ferme !) pour ensuite la mettre en scène dans un dispositif de cordages particulièrement élaboré. Bien sûr, il est impossible de ne pas penser à un chantier de fouilles. La pierre qui signifie la mesure est posée sur les fondations d’un ancien pilier mis à jour. Une fois de plus, on devine le goût prononcé de l’artiste pour l’arpentage des lieux ou la conservation des heures. En 1989, ses boîtes gagnent considérablement en hauteur. L’effet est spectaculaire, certaines atteindront même un mètre vingt d’envergure ! Les fonds, qui sont peints, confèrent à ces écrins une qualité plastique particulièrement troublante (fig. 39). Visiblement, les matériaux sont en quête de perfection. Mais avant d’arriver à l’évidence parfaite du carré, les boîtes auront encore à vivre quelques aventures.

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                      Chapitre 3. 1990-2000 : Les horizons du « mieux voir »

                      Fig. 40 – Pierre Courtois, L’Aller Vers, intégration, 1993, Chapelle des Brigittines, Bruxelles
                      Photo Philippe De GobertFermer
                      Fig. 40 – Pierre Courtois, L’Aller Vers, intégration, 1993, Chapelle des Brigittines, Bruxelles
                      Fig. 41 – Pierre Courtois, L’Aller Vers, intégration (détail), 1993, Chapelle des Brigittines, Bruxelles
                      Photo Philippe De GobertFermer
                      Fig. 41 – Pierre Courtois, L’Aller Vers, intégration (détail), 1993, Chapelle des Brigittines, Bruxelles

                      En 1993, Pierre Courtois investit l’espace de l’ancienne chapelle des Brigittines à Bruxelles. Désaffecté dès le XVIIIe siècle, cet édifice fut reconverti au début des années 1990 en un lieu dévolu aux formes artistiques transdisciplinaires. Mais les pierres des églises ont le silence éloquent. Même désacralisées, elles continuent de murmurer leurs antiennes. Le projet d’installation de Pierre Courtois intitulé L’aller vers (1993) (fig. 40) redonne étrangement vie à l’âme du site. Il en souligne également la vocation ascensionnelle. L’artiste a décidé de réintroduire à l’intérieur de la chapelle douze colonnes sous forme de coffrages à béton. Les ferraillages qui dépassent de chaque support nous conduisent à imaginer des piliers en perpétuelle élévation. Ainsi, c’est une nef bordée de bois et de fer qui symbolise L’aller vers. Ces colonnes sont porteuses d’espoir, elles nous invitent à nous redresser pour atteindre les étoiles. Les douze coffrages évoquent autant les apôtres du Christ que les mois de l’année. Ils magnifient le sacré et le profane pour mieux scander la mesure du regard. Car c’est bien du regard dont il s’agit ici. Initié aux arcanes du mesurable par la perspective des colonnes, il est conduit au bout de la nef à méditer devant un grand rapporteur (fig. 41). Cet instrument de mesure présente un évident rapport avec la religion. La ligne matérialisée sur la couronne d’un rapporteur est traditionnellement appelée la « ligne de foi ». Quant à la gradation de l’instrument, on parle habituellement de « limbe ». Mais le message de Pierre Courtois va bien au-delà de la symbolique chrétienne, il convoque tous les syncrétismes pour plus d’universalité. Pas de croix au fond du chœur, mais une mire verticale divisée en douze segments. Elle rappelle autant l’outil de l’arpenteur que l’instrument du maître bâtisseur. Elle mesure la justesse des angles comme celle des prières.

                      Fig. 42 – Pierre Courtois, Clair et Clair, intégration, 1994, plaques de verre, Abbaye d’Orval
                      Photo Philippe De GobertFermer
                      Fig. 42 – Pierre Courtois, Clair et Clair, 1994

                      L’année suivante, c’est au tour des miroirs de nous donner à réfléchir. Avec l’installation Clair et clair (1994) (fig. 42). Pierre Courtois va se transformer en maître des illusions. Il s’agit en fait de sa première intégration entièrement réalisée en verre. L’artiste « enchanteur » se propose de démultiplier les dimensions d’une des caves de l’abbaye d’Orval. Pour ce faire, il va imaginer un dallage tout en verre posé à cinq centimètres du sol. L’effet est saisissant, la voûte de pierre calcaire du souterrain se réfléchit totalement dans le sol de verre. S’enfonçant vertigineusement dans la transparence, la cave se mue en « ailleurs chimérique ». On jurerait un cabinet de cristal sorti tout droit d’un conte de Charles Perrault. Pour l’artiste, la transformation optique du lieu évoque autant un œuf gigantesque qu’un lac dans une grotte. Matrice primordiale à l’échelle démesurée, Clair et clair est une invitation à pénétrer l’au-delà des miroirs aux alouettes. Le monastère trappiste a visiblement beaucoup inspiré l’artiste qui a pensé à une autre installation pour habiter le lieu. Après avoir joué avec les reflets, le voilà devenu architecte des lumières. Avec Piège à lumière (1994) (fig. 43), un jalon lumineux est placé à l’avant d’une série de salles voûtées et ouvertes. L’artiste a également disposé un ensemble de six modules en verre qui se suivent à travers les différentes pièces. Par un jeu complexe de miroitements sur les lames de verre, le spectateur se voit l’heureuse victime d’une illusion d’optique. Face à l’installation il ne voit qu’un seul jalon. Mais une lecture légèrement en oblique lui fera voir le néon démultiplié à l’infini. Ce Piège à lumière n’est rien de moins que l’horizon du mieux voir ! Quant au jalon, il est l’éternel trait d’union qui mène à voir plus loin pour voir plus vrai.

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                        Toujours en 1994, Pierre Courtois est invité à exposer à la galerie Henry Bussière, à Paris. Son projet intitulé Niveau Seine (1994) (fig. 44), lui permet une nouvelle fois d’explorer le thème du « jalon néon ». La galerie, située rue Mazarine, possédait un patio avec un puits au milieu. Le niveau de la Seine, toute proche, y était forcément mentionné. Ce qui a enflammé l’imagination de l’artiste, c’était la possibilité de faire du niveau du fleuve la ligne d’horizon de tout. Après avoir soigneusement mesuré la hauteur du niveau de l’eau, Pierre Courtois l’a scrupuleusement retranscrite sur tous les murs de la cave à l’aide d’un grand trait au cordeau. La marque du trait sur la pierre cultive poétiquement tous les paradoxes. Lumineuse au sein des ombres, elle est à la fois violente et d’une extrême élégance. Au sol, des lames de verre évoquent l’eau du puits. Mais Pierre Courtois est un apôtre de la mesure, les lignes de verre ont pour office de réunir quatre jalons lumineux placés strictement en carré autour d’un pilier central. Décidément, la raison qui mesure est la plus belle mesure des choses !

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                          Fig. 45 – Pierre Courtois, Sans titre, Réf. 913601, 1991, boîte techniques mixtes, 60 x 30 x 13 cm
                          Photo Pierre CourtoisFermer
                          Fig. 45 – Pierre Courtois, Sans titre, Réf. 913601, 1991, boîte techniques mixtes, 60 x 30 x 13 cm

                          Mais qu’en est-il exactement des boîtes de l’artiste durant les années 1990 ? Tout d’abord, il faut souligner leur haut degré d’abstraction et leur refus définitif de l’anecdote. Le constat était le même à la fin des années 1980, mais avec moins de radicalité ! Cette fois, la dramaturgie des objets se met au service d’un minimalisme sensible. Les fonds des boîtes sont peints, ce qui leur donne une évidente qualité plastique. Autre caractéristique, elles sont essentiellement frontales. Nous avons souvent souligné combien la verticalité est un credo pour Pierre Courtois. Pensons à la flèche, au fil à plomb, à l’arbre, à l’escalier, etc. (fig. 45) Durant cette décennie, tout ce qui est source de « trajectoire » va l’inspirer. Autre fait remarquable, les boîtes présentent quelquefois d’étranges affinités. Ainsi on pourrait rapprocher certaines d’entre elles de l’art africain ou océanien. Les analogies sont troublantes pour quelques pièces : 903902 (1990) (fig. 46) ou 913601 (1991) (fig. 47). Mais attention, cette comparaison ne repose que sur des ressemblances purement fortuites ! Si Pierre Courtois convoque le totem et ses beautés sauvages, c’est uniquement pour aller vers plus de simplicité. Tout au long des années 1990, on assiste à une affirmation très forte du caractère « architectural » de ses boîtes. Les objets insérés dans les écrins sont très souvent des instruments de mesure : compas, règles, lattes, jalons, etc. Il va de soi que le quadrangle est une évidence pour qui appréhende l’infini à l’équerre (fig. 48). Les boîtes « carrées » devaient apparaître tôt ou tard, elles le feront en 1992. L’année suivante, les boîtes rectangulaires auront un rendez-vous mémorable avec la ligne. Mais pas n’importe laquelle ! Celle à la rectitude la plus parfaite qui soit, tracée au cordeau. 

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                            Fig. 49 – Pierre Courtois, Trait cordeau
                            Photo Pierre CourtoisFermer
                            Fig. 49 – Pierre Courtois, Trait cordeau

                            C’est en restaurant la toiture de sa maison à Sorinne-la-Longue que Pierre Courtois utilise pour la première fois la technique du cordeau (fig. 49). Pour rappel, le cordeau est une cordelette en coton tendue par ses extrémités. Il est notamment utilisé par les maçons, les menuisiers ou les jardiniers pour tracer des lignes rigoureusement droites. Pour l’artiste, c’est une révélation ! À partir de 1993, il n’hésitera pas à utiliser cet instrument de traçage pour cingler autant les fonds de ses boîtes que ses grands plans de couture voire certaines de ses installations. À cette fin, il utilise la technique dite du « cordeau à craie ». Une cordelette est tout d’abord trempée dans de la poudre bleu indigo. Ensuite, l’artiste tend fortement celle-ci à une distance d’un centimètre de la zone à tracer. Pierre Courtois aime à souligner qu’à ce moment précis, la corde est comme un trait d’union entre deux points ! Ensuite le fil est tiré en son milieu comme une corde d’arc à flèche. Pour finir, l’artiste lâche le cordeau qui claque contre la surface déposant un trait parfaitement rectiligne. Le fil frappe la surface avec une telle force que des résidus de craie bleue imprègnent profondément le support. Au final, la ligne a beau être droite, elle est entourée d’un halo bleu à la beauté surréaliste. Elle est donc à la fois sincèrement rectiligne et magnifiquement déraisonnable (fig. 50, 51 et 52). Exactement comme un certain artiste né au mois de juin de l’année 1950 à La Roche-en-Ardenne.

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                              Fig. 53 – Pierre Courtois, Sans titre, 1997, boîte techniques mixtes, 200 x 247 cm
                              Photo Pierre CourtoisFermer
                              Fig. 53 – Pierre Courtois, Sans titre, 1997
                              Fig. 54 – Pierre Courtois, Point de visée pour un tracé, 1996, techniques mixtes, 210 x 350 x 160 cm
                              Photo Pierre CourtoisFermer
                              Fig. 54 – Pierre Courtois, Point de visée pour un tracé, 1996

                              Les années 1990 sont également celles qui voient apparaître les grands plans de couture. Il est question de panneaux de bois à échelle humaine recouverts d’enduits et pigments. On pourrait croire à un retour à la peinture mais ici, le support n’est pas de la toile et l’artiste n’utilise pas de pinceaux mais des spatules. Quand on regarde ces œuvres, on a plus l’impression de voir de vieux plafonnages que des peintures au sens classique du terme. Si ces panneaux reproduisent visiblement des plans de couture, il est surtout question d’animer la surface d’une signalétique minimaliste aux mille ponctuations. En fait, l’artiste aime par-dessus tout le vocabulaire scientifique et tout ce qui concerne les plans. Pour lui, un plan d’architecture ou un plan de couture, c’est du pareil au même ! Un patron sert à créer un code sur papier qui ne demande qu’à être décrypté. Tout est donc une affaire de code, comme le prouve l’œuvre Sans titre (1997) (fig. 53). Les « machines utopiques » forment une autre catégorie d’œuvres née dans les années 1990. Ainsi ce dispositif étrange intitulé Point de visée pour un tracé (1996) (fig. 54). Ici, la machine symbolise autant la mécanique des sentiments que les rouages de la mémoire. La filiation que l’on pourrait établir avec les machines à mesurer de Léonard de Vinci est évidente. Le maître italien avait notamment conçu un podomètre pour jauger les distances, un anémomètre pour calculer la vitesse du vent et un hygromètre pour mesurer l’humidité de l’air. Pierre Courtois n’a jamais caché son immense fascination pour les inventions scientifiques de Léonard. Point de visée pour un tracé fut exposé au musée de Verviers. Il était donc question d’évoquer l’industrie lainière qui avait fait la réputation de la région mais qui avait été complètement démantelée dans les années 1990. La machine étrange de l’artiste évoque tout le « milieu du fil », à savoir celui du rouet, du métier à tisser, de la tapisserie de lice, etc. La totalité du dispositif machinal repose sur trois roues. Son axe horizontal sert de support à un fil qui est déroulé à travers un jeu complexe de poulies. Cette machine utopique dévide en fait un long trait de cordeau. Elle sert également à tisser poétiquement le « méridien de Verviers ». Il est frappant de constater la ressemblance de cette machinerie fantasque avec les engins de guerre du Moyen Âge : baliste, trébuchet, arbalète à tour, etc. Toutes les machines de Pierre Courtois sont, selon les termes de l’artiste, des « rampes de lancement ». Mais il n’y a rien à prendre d’assaut, sauf peut-être nos regards. À l’instar de nos vies, ces machines ne tiennent décidément qu’à un fil.

                              Fig. 55 – Pierre Courtois, Chevalet de visée (détail), 1998
                              Photo Pierre CourtoisFermer
                              Fig. 55 – Pierre Courtois, Chevalet de visée (détail), 1998

                              Cette éthique du « mieux voir » connaît un bel aboutissement en 1998 avec une exposition monographique organisée à la Maison de la Culture de Namur. Le titre de la manifestation est évocateur : Cote 163 (à savoir la hauteur du regard de l’artiste). L’exposition a pour thème exclusif la « ligne d’horizon ». Être ou ne pas être à la hauteur du mieux voir, là est la question ! L’œuvre titrée La ligne d’horizon (1998) est donc particulièrement emblématique. Pierre Courtois a récupéré un chevalet de campagne à trois pieds. Sur le dessus, il n’a pas posé de peinture mais deux petites plaquettes en verre (fig. 55 et 55’). L’utilisation du chevalet est aussi fonctionnelle qu’ironique. L’artiste a fait disparaître la toile peinte qui est la raison d’être utilitaire de l’objet. Symbole d’un médium que l’artiste a toujours pris en grippe, le chevalet n’est plus le support de la chose à voir mais un poste d’observation pour « voir mieux ». Ainsi, le tableau de verre est devenu une mire ou, pour être plus exact, une double mire. Il sert à voir au travers des choses (donc à mieux regarder) pour ajuster le regard de chacun à sa propre ligne d’horizon. Toutes les œuvres présentes à l’exposition namuroise comme Calcul de la ligne d’horizon (1998) (fig. 56) ou Le grand rapporteur (1998) (fig. 57) ont pour mission, à l’aide de miroirs, de verres ou de toises, d’ajuster nos vues à plus de précision. Découvrir sa ligne d’horizon, c’est embrasser l’immense tout en méditant sur l’insignifiance des limites.

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                                Fig. 58 – Pierre Courtois, L’Art au gué, « Par delà », 1998, intégration sur la Meuse en chômage, Hastière–par–delà
                                Photo Pierre CourtoisFermer
                                Fig. 58 – Pierre Courtois, L’Art au gué, « Par delà », 1998, Hastière–par–delà

                                Il existe en Belgique, dans la province de Namur, un petit village de bord de Meuse qui s’appelle Hastière-par-delà. Avec un nom pareil, Pierre Courtois ne pouvait que s’y intéresser ! Il réalisera in situ une installation d’une grande charge poétique : Par-delà (1998) (fig. 58 et 58’). L’artiste a construit une passerelle en fines baguettes de fer à souder. L’ensemble, qui paraît d’une incroyable fragilité, est en fait d’une grande solidité. Ce pont qui semble fait de bambous légers est une invitation à aller par-delà toutes les limites. « L’homme est une corde sur l’abîme », écrivait Friedrich Nietzsche. Il ajoutait aussi « Ce qui est grand en l’homme, c’est qu’il est un pont et non une fin ». À voir la passerelle de Pierre Courtois, on la devine aussi fragile ou solide que nos heures. Elle sera également le plus beau des ponts vers les productions des années 2000.

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                                  Chapitre 4. 2000-2012 : « L’odyssée des espaces »

                                  Fig. 59 – Pierre Courtois, Nature–couture, 2202, installation
                                  Photo Pierre CourtoisFermer
                                  Fig. 59 – Pierre Courtois, Nature–couture, 2002

                                  Les œuvres des années 2000 nous invitent à un nouvelle « odyssée des espaces ». Désormais, les surfaces à conquérir seront imposantes. Quant aux lieux à investir, ils seront quelquefois monumentaux. L’exposition qui marque le trentième anniversaire du groupe CAP est l’occasion rêvée pour Pierre Courtois de présenter une œuvre qui synthétise trois décennies de recherches. Aussi impressionnante dans son ampleur que complexe dans ses implications, Nature-couture (2002) (fig. 59 et 59’) est une machine utopique qui trône devant un gigantesque plan de couture. Le panneau à lui seul fait plus de deux mètres de haut sur sept mètres trente de large ! La Maison de la Culture de Namur soumettait d’emblée à nos regards ce dispositif fabuleux doublé d’un imposant diorama. Machine d’assaut ? Nature-couture nous conduit surtout à mesurer l’importance du trait d’union. Outil agricole ? Ce qu’elle sème ou récolte, ce sont essentiellement trente ans de dévotions au mesurable. Mais attardons-nous un instant au titre de l’installation. L’artiste voudrait-il nous dire subrepticement que la couture est l’intime même de notre nature ? Une nature dont les destinées capricieuses sont faites tantôt de traits continus, tantôt de pointillés ? Une nature qui laisse des traces pour oublier la mort, tisse des liens pour conjurer la solitude ? Pour Pierre Courtois, les étoiles du ciel sont comme la voie lactée d’un papier de coupe de robe. Quant à la nature, au sens topographique du terme, il ne peut la concevoir que régie par la mesure des arpents. La machine exposée à la Maison de la Culture de Namur est un cheval en quête de Troie. Le panneau à l’arrière tient tout à la fois du tissu et de l’arpentage. On dirait une gigantesque aile d’avion autant qu’un plan cadastral. La machine, munie d’un viseur, devient ainsi le point de jonction d’un incroyable mariage entre terre et ciel.

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                                    Fig. 60 – Pierre Courtois, L'Art de tourner en rond, 2002, installation, De Markten, Bruxelles
                                    Photo Pierre CourtoisFermer
                                    Fig. 60 – Pierre Courtois, L'Art de tourner en rond, 2002, De Markten, Bruxelles

                                    Avec L’art de tourner en rond (2002) (fig. 60) Pierre Courtois réalise l’exploit de convoquer le giratoire sans tourner autour du pot ! Concrètement, il s’agit d’un ancien manège de parc récupéré chez le ferrailleur. L’artiste l’a ensuite travaillé de façon à évoquer une grande roue qui tourne indéfiniment sur elle-même. Sur le plat du cercle, 150 petits cyclistes sont de fait condamnés à pédaler jusqu’à la fin des temps. Attention, l’œuvre est trompeuse ! L’artiste nous a généralement habitué à des œuvres très sérieuses en apparence, mais loufoques en réalité. Ici, c’est le contraire. La pièce fait rire, mais le message est grave. Les réelles ambitions de l’œuvre se cachent habilement sous les oripeaux du comique. L’art de tourner en rond présente en fait un débat philosophique sur le ridicule de nos habitudes. Voilà qu’avec Pierre Courtois, le mythe de Sisyphe entame le Tour de France ! En même temps, l’artiste nous fait remarquer combien le cercle a toujours exercé une forte fascination sur nos esprits. Il évoque autant la perfection que le mouvement ou le temps qui s’écoule. Il est aussi un instrument de mesure lorsque son découpage graphique s’énonce en « degrés » ou en « minutes ». L’œuvre cultive subtilement les antinomies : la roue est imposante (six mètres de diamètre), mais les cyclistes, quant à eux, sont ridiculement petits. Qui sait si L’art de tourner en rond n’est pas aussi une réflexion sur le pouvoir de la volonté ? En effet, si 149 moutons pédalent dans la même direction, le spectateur attentif aura remarqué qu’un irréductible fonce à contresens. On pourra tout dire de cette œuvre qui tourne en rond, sauf qu’elle manque de bon sens !

                                    Fig. 61 – Pierre Courtois, Mère Nature, 2005, Centre de cartographie de la Région Wallonne
                                    Photo Pierre CourtoisFermer
                                    Fig. 61 – Pierre Courtois, Mère Nature, 2005

                                    Mère-nature (2005 à 2007) (fig. 61) est un vaste projet d’intégration visant le réaménagement de l’escalier de l’ancienne Maternité provinciale de Namur. Le site changeait justement d’affectation pour devenir le nouveau Centre de topographie et d’aménagement du territoire de la Région wallonne. D’une certaine façon, ce changement d’attribution lui conférait une nouvelle « existence » à l’image des objets « transfigurés » des boîtes de Pierre Courtois. Comme ce bâtiment avait été le lieu de naissance des trois enfants de l’artiste, il était impossible que la mémoire affective n’intervienne pas dans la constitution du projet. N’oublions pas la symbolique du titre Mère-nature ! De plus, la nouvelle fonction du bâtiment (à savoir un centre de cartographie) entrait en parfaite résonance avec les recherches plastiques et le vocabulaire formel de l’artiste. On imagine volontiers le plaisir que Pierre Courtois a dû ressentir à l’idée de travailler sur le thème de l’escalier. Figure archétypale par excellence, l’escalier est présent dans son travail depuis le début. Il symbolise la plus belle des échelles de mesure. Pierre Courtois aime surtout à souligner sa complexité « structurelle ». Ainsi, ses différents plans, paliers, ou points de vue permettent à l’artiste d’approfondir de multiples implications « philosophiques » ou « topographiques ». Pierre Courtois a travaillé sur les quatre niveaux de l’escalier qui symbolisent pour lui les principales étapes de la vie : enfance, insouciance, maturité et sagesse. Il y a presque quelque chose d’alchimique dans cette progression spirituelle des paliers qui nous conduisent vers la lumière. La théorie des symboles a souvent rapproché le thème de l’escalier du récit biblique narrant l’épisode de « l’échelle de Jacob ». Peut-être est-ce pour cette raison que Pierre Courtois a placé au sein de son installation une échelle haute de douze mètres qui rend compte des différents niveaux et paliers. Les murs des différents étages ont été recouverts de panneaux aux signalétiques étranges. Les codes ou divers symboles qui ornent les murs évoquent l’eau, les axes de communication, les routes ou la composition des sols. Le thème de l’eau est fondamental. L’artiste a placé un long tube en inox qui pompe l’eau d’un bassin pour la restituer ensuite par écoulement. Pierre Courtois a également fixé dans le vide des « murs végétaux » avec différentes variétés de plantes suivant les étages. Parallèlement à ces intégrations monumentales, l’artiste continue inlassablement ses « mises en boîtes ». Il réalise aussi de grands plans de couture où le corset (apparu pour la première fois dans ses boîtes en 1987) joue un rôle fondamental.

                                    Fig. 62 – Pierre Courtois, Obscure clarté, installation, 2006, Château de Jehay
                                    Photo Pierre CourtoisFermer
                                    Fig. 62 – Pierre Courtois, Obscure clarté, 2006
                                    Fig. 63 – Pierre Courtois, Points de cloôure, installation, 2011, Domaine de Seneffe
                                    Photo Pierre CourtoisFermer
                                    Fig. 63 – Pierre Courtois, Points de clôture, 2011
                                    Fig. 64 – Pierre Courtois, Points de clôture, installation, 2011, Domaine de Seneffe
                                    Photo Pierre CourtoisFermer
                                    Fig. 64 – Pierre Courtois, Points de clôture, 2011

                                    Avec l’installation Obscure clarté (2006) (fig. 62), nous retrouvons à nouveau les thèmes du chevalet et de la ligne d’horizon. Douze chevalets, placés dans le parc du château de Jehay, conduisent le regard du spectateur au bout d’une longue allée bordée d’arbres. Mais ces objets ne sont que des faux-semblants ! L’artiste a remplacé les toiles qui auraient dû se trouver sur les supports par des verres carrés dans lesquels se réfléchissent les arbres ou la lumière du soleil. L’ensemble évoque de façon assez ironique l’impressionnisme de la fin du XIXe siècle. Pierre Courtois a rajouté aux chevalets des arceaux pour les transformer en lunettes astronomiques. Ils ressemblent également à des compas qui mesurent notre faculté à regarder au travers du verre combien l’ombre devient lumière. Points de clôture (2011) (fig. 63) est un projet qui comprend quatre installations conçues pour les jardins du château de Seneffe. Thématique commune aux quatre intégrations : la cabane. C’est la part de l’homme dans la nature qui a toujours retenu l’attention de Pierre Courtois. Pour lui, le découpage cadastral et la mesure des arpents n’ont jamais cessé d’insuffler dans le chaos du monde l’ordre de la raison. Or, il se trouve que les jardins en terrasses du domaine de Seneffe mettent naturellement en valeur l’ordonnance des axes et des perspectives. Pierre Courtois ne pouvait qu’apprécier ces jardins dont les parterres en carrés répondent parfaitement à sa conception « mesurée » du monde. Deux installations sont placées le long de l’axe principal des jardins. La première est un imposant cube rouge qui donne l’impression d’éclater pour mieux s’ouvrir à l’espace. L’artiste a inséré ce polyèdre au milieu de quatre grands murs recouverts de filets de camouflage de l’armée. À distance, il semble qu’une enceinte de végétation protège les mystères d’une désintégration (ou extension) polyédrique. Le caractère monumental de l’œuvre est saisissant. Au fond des jardins, un autre cube rouge se trouve suspendu dans les airs par quatre piliers métalliques. Voilà que l’artiste magicien éclate ou suspend de gigantesques volumes au sein de jardins « à la française ». La cabane est un thème qui évoque naturellement les souvenirs enfantins, l’abri, le repli sur soi ou le coffre où l’on garde des secrets. Les deux cubes rouges sont comme des boîtes de Pandore qui explosent ou lévitent au gré des souvenirs. De part et d’autre de l’axe central, il y a d’autres clos que l’artiste a explorés (fig. 64). C’est là, dans ces endroits « feutrés », qu’il a placé deux autres installations aux structures souples en acier trempé. Elles ressemblent toutes deux à des refuges en forme de dômes. Situées face à face, mais chacune dans son enclos, elles soliloquent à l’envi sur les métamorphoses de la cabane. La première est flanquée d’une moustiquaire qui s’envole au gré du vent. Cette pièce de tissu fait penser au voile d’une mariée, au drap d’un lit ou aux cubes des autres intégrations. Dotée d’une clé de voûte circulaire, la seconde est pensée comme le dessus d’une yourte. Pour les chamanes d’Asie, la yourte symbolise l’axe cosmique qui traverse les mondes. Le dessus de la tente est le point de passage entre les univers. En quelques mots, le plus beau des traits d’union !

                                    Conclusion

                                    On ne cessera jamais d’en vouloir aux belles choses de ne durer qu’un temps. Le petit garçon aurait bien aimé que cet instant demeure à jamais. Mais les ciseaux du grand-oncle avaient rempli leur office et le rituel venait de s’achever. À dix ans, on n’est jamais aussi grand qu’on le voudrait. Le regard de l’enfant était tout juste à hauteur de la table de couture. Et à l’instant précis où les étoiles lui emplissaient les yeux, la destinée venait de lui conférer une mission. Désormais, la couture serait son essentiel et le mesurable sa ligne d’horizon. La visite de l’atelier de son grand-oncle avait été trop courte. Mais Pierre Courtois savait qu’une fois rentré chez lui, il allait retrouver la « chambre de couture ». À lui le doux ronronnement des machines et la magie insondable de leur mécanique. Les confidences des machines à coudre sont toujours piquantes. Ont-elles éclairé l’enfant sur cette chose bizarre que l’on sent grandir en soi et que les adultes appellent la vocation ?

                                    Pendant plus de quarante ans, Pierre Courtois s’est adonné à une éthique de l’arpentage. Pour lui, embrasser le monde, c’est le circonscrire. L’aimer, c’est le mesurer. Les cibles, jalons ou viseurs qui parsèment ses œuvres en témoignent. L’obsession topographique qui caractérise son travail montre à quel point l’homme est fasciné par l’archéologue des mémoires. Cet amoureux de la couture n’a jamais cessé d’égrener le temps qui « file ». Quant à ses boîtes-peintures, elles continuent de conférer au silence des objets la plus belle des éloquences : celle qui conjure l’oubli. L’esthétique « relationnelle » de l’artiste est une dramaturgie de l’impossible. Elle cultive l’absurde avec raison. Ses installations nous font désirer ce que nous oublions à l’envi : l’essentiel. Forêts de l’imaginaire, arbalètes géantes ou chambres aux miroirs, elles sont nombreuses, ces intégrations qui nous invitent à regarder plutôt qu’à voir.

                                    Entretien avec Pierre Courtois, Galerie Détour, 2012

                                    Pierre Courtois cultive tous les bons sens du contraire. S’il aime profondément la terre, il regarde sans cesse le ciel. Son art a beau faire la part belle aux lignes et aux points, il est surtout « trait d’union ». Quant à ses machines utopiques, elles ont l’âme généreuse. Leurs assauts pacifiques n’attaquent que les regards trop dolents. Elles piquent les souvenirs, filent les mémoires et nous laissent sans voix à perte de vue. Pierre Courtois est surtout un altruiste. Il nous propose d’ajuster nos lignes d’horizon pour voir mieux, c'est-à-dire plus loin. Les lignes tracées au cordeau n’ont pas d’autre but. Elles nous rappellent combien l’art du promeneur est à l’écoute des antinomies de la condition humaine. Une condition droite dans ses résolutions, mais souvent imprévisible dans ses effets. On met quelquefois toute une vie à comprendre que les choses infimes sont immenses. Mais voilà qu’un jour de l’année 1960, dans l’atelier de son grand-oncle tailleur, un petit garçon sut qu’en définitive la seule vérité c’est qu’un point, c’est tout.